Témoignage de Louis Talvard

Soldat au sein du 4ème R.S.M.

Récit de guerre de Louis Talvard

Je tiens à remercier tout particulièrement la famille de M. Louis Talvard pour m’avoir autorisé à diffuser sur mon site, son récit de guerre, période 1940 – 1945.

Chapitre 1
Soldat appelé à Brive la Gaillarde

6 JUIN 1940. Je quitte Evron avec mon vélo et ma valise en bois ; la veille, j’ai travaillé toute la journée (pas de cadeau). Arrivé au sommet de la Côte de la Rochette entre Evron et Assé-le-Béranger, j’ai marqué un temps d’arrêt, me suis retourné et ai donné un dernier coup d’œil sur Evron. Je suis loin de me douter que je ne reviendrai en ces lieux que cinquante sept mois plus tard ; on me l’aurait dit, je ne l’aurais pas cru.

Me voilà donc arrivé à Crissé, à la ferme du Brindeau où habitent mes parents.

7 JUIN 1940. Ce matin, je prends le train à la gare de Crissé, située à quelques centaines de mètres du Brindeau. Mon père m’y accompagne, ma mère est restée à la maison ; c’est une femme avec un fort caractère, elle n’a pas voulu faire voir son chagrin et a tenu le coup, mais je suis bien sûr qu’après m’avoir dit au revoir et vu disparaître sur la route, elle a laissé éclater son chagrin.

Me voilà donc parti avec un maigre pécule en poche, espérant bien revenir dans quelques semaines après avoir fait mes classes d’instruction : ce qui ne sera pas le cas !

Je dois me rendre à Brive-la-Gaillarde en Corrèze. J’ai eu de la chance d’être mobilisé à Brive. Des jeunes de ma classe, mobilisés le mêmejour dans la région parisienne ou dans l’est, ont été faits prisonniers avant même d’avoir revêtu leurs uniformes.

Dix jours après mon départ de Crissé, les Allemands étaient là et la région était occupée.

Le voyage en train se passe bien; le parcours de nuit se fait toutes lumières éteintes par crainte des avions.

8 JUIN 1940. Arrivés à Brive, nous sommes cueillis à la gare et dirigés sur la caserne Brune qui, normalement, abritait le 126ème Régiment d’Infanterie. Elle a été transformée en dépôt métropolitain d’infanterie ; on y instruit les soldats avant de les diriger vers le front.Dès notre arrivée, nous sommes pris en compte et c’est la séance d’habillage (pas de tenue de sortie, uniquement des treillis de manœuvre). Pendant deux mois, nous recevons l’instruction encore basée sur la guerre de tranchée. Pauvre France ! Tous les jours, nous allons manœuvrer dans un camp militaire, le Chastenet, situé à deux kilomètres de la caserne. La nourriture est correcte et les gradés sont bien ; dans mon groupe, nous avons un sergent sympathique et un aspirant qui est également un chic type. Je le rencontrerai trois moisplus tard après la grande débâcle, par hasard en ville de Brive ; il me confia ses soucis : il était alsacien, et s’appelait Hisler ; l’Alsace étant devenue allemande, il se trouvait devant une situation difficile ; je lui remontai le moral, je ne sais pas ce qu’il est devenu.

Brive-la-Gaillarde est une belle ville, comme le département de la Corrèze.

Nous ne sommes guère au courant des événements. Je suis désigné pour régler la circulation en ville ; c’est la débandade de l’Armée, de « replis stratégiques sur des positions préparées à l’avance » en replis stratégiques. Des éléments hétéroclites et disparates traversent Brive ;je me demande jusqu’où ils vont aller, en Espagne peut-être ?

Pour ma part, je suis dans un carrefour et je me débats au milieu de toute cette pagaille ; un colonel à cheval est outré de voir un deuxièmeclasse lui indiquer le chemin à suivre…

Avec mon sergent et quelques compagnons, je fais aussi des patrouilles en ville de jour et de nuit. J’assure même la surveillance aucinéma. Mais le plus amusant est de monter la garde au tribunal de Justice de Paix où nous assistons à tous les jugements. Des histoiresde crêpages de chignon, des histoires de « cul » et de « cocufiage », ça « s’engueule » parfois tous azimuts, du vrai théâtre comique ! Pendant un certain temps, nous assurons la garde de jour et de nuit au pont d’Estavelle, un pont de la voie ferrée qui enjambe la route deBordeaux. Nous bivouaquons dans un petit bistrot près du pont et nous allons chercher notre pitance à la caserne. Là aussi, c’est la déconfiture des troupes qui se replient. Nous devons contrôler les identités ; je crois même, si mes souvenirs sont bons, qu’un jour, nous avons contrôlé le Prince héritier du Luxembourg.

Le dimanche, nous avons une permission pour aller à la messe ; cela fait une sortie !

Chapitre 2
Les Chantiers de jeunesse en Corrèze.

8 AOÛT 1940. Ce 8 août 1940, sans que nous le sachions, nous sommes démobilisés de l’armée et nous sommes versés aux « Chantiers de Jeunesse ». Nous repartons donc sac au dos avec notre maigre paquetage. C’est ainsi que nous arrivons à St-Viance, un petit village des environs de Brive. Nous n’avons plus d’armes, je suis nommé chef de patrouille, une patrouille représente une vingtaine d’hommes. Les chantiers de jeunesse sont un peu organisés sur le modèle scout. Ma patrouille est logée dans une grange et nous couchons dans le grenier sur le dur. La propriétaire des lieux est une corrézienne assez âgée et un peu sourde, c’est « la Goutou » (Marguerite). Nos rapports avec elle sont bons. Je fais tout mon possible pour arrondir les angles et cela se passe bien.

A St-Viance, nous n’avons rien de spécial à faire. Pendant le mois que nous allons passer là, nous allons surtout faire du sport. Nous faisons des marches à pied dans la campagne corrézienne, ce qui nous permet de mieux connaître la région et de faire la découverte de cultures nouvelles : des lentilles par exemple. Quelques-uns d’entre nous ont des spécialités et en font profiter les autres.

Un élève instituteur nous donne des cours de calcul, de français, on fait même des dictées.

Un certain Padovani, séminariste, nous donne des cours sur la religion catholique.

Un nommé Bellet nous donne des cours de chant. Il doit être Arménien et a un accent. Quand il nous fait chanter les « allobroges »,voilà ce que ça donne: « jé souis fière de vous » !

Ma patrouille est composée de Sarthois, de Vendéens, de Parisiens et un seul Corrézien qui parle très lentement. Il est éleveur de chèvres. Aussi, quand Brousse, c’est son nom, reçoit un colis de fromages, il en fait profiter tout le monde, un chic type !

Nous sommes en zone libre et on ne peut communiquer avec la zone occupée que par carte interzone. Ces cartes imprimées sont à mi-chemin du télégramme et du questionnaire : on complète les vides, par exemple, il est imprimé: « je suis », on peut ajouter « en bonnesanté » ; la carte est remplie avec une quinzaine de mots.

Un jour, nous quittons St-Viance via Brive. Nous embarquons dans des wagons (hommes 40, chevaux en long 8, termes inscrits sur leswagons !). C’est dans ce genre de transport que nous arrivons à Égleton dans le nord de la Corrèze. Les hommes débarquent, unincident survient : suite à une fausse manœuvre, le wagon qui transporte la roulante (cuisine) déraille : grand scandale ! Le chef degare, affolé, veut déjà commander une grue à Tulle ; il nous connaît mal, – nous sommes peut-être 200, – tous se glissent sous le wagon et àla seule force de nos épaules, le wagon est remis sur les rails. L’union fait la force comme l’oignon fait la sauce ! …

Nous ne sommes pas au bout de nos peines ; maintenant, il faut se rendre à Lapleau, à environ 20 kms. Nous avons deux camions, maispas d’essence ; aussi on pousse les camions dans les côtes et tout le monde saute dedans dans les descentes ! …

A Lapleau, nous nous installons dans des maisons vides ou dans des granges. Pour aider les agriculteurs, ma patrouille reste quelques jours dans les fermes et effectue quelques travaux. L’agriculture est vraiment arriérée, pas de chevaux ici, ce sont les bœufs qui font letravail. Les paysans utilisent encore des charrues en bois très souvent tractées par deux vaches.

Je n’avais jamais vu travailler des bœufs. C’est la force tranquille, la puissance. Lapleau est le centre du groupement ; les groupes sont dispersés dans la nature : Job – Combressousse – Laval-sur-Luzège. Les jeunes des chantiers sont employés aux travaux des champs et des forêts. Le ravitaillement se fait au départ de Lapleau avec des voitures tractées par des mulets. Ici le climat est assez rude, nous avons de la neige et de ce côté là, tout n’est pas rose.

Je reste très peu de temps à Lapleau : me voilà nommé chef d’exploitation avec cinq copains dans une ferme abandonnée entre Lapleau et Soursac en pleine nature, tout près de la Luzège, à environ 3 kms de Lapleau. Nous abattons des arbres, nous défrichons des terrains. Le ravitaillement nous est apporté tous les deux jours par un car qui nous le dépose au bout du chemin.

Le vieux bâtiment où nous logeons est couvert en lauzes. Dans le grenier, nous avons découvert un nid de frelons, des gros « culs jaunes » ; nous le détruisons sans trop de difficulté. Nous faisons une cure de champignons qui abondent dans le secteur, puis ce sont les châtaignes et les noix. Nous vivons complètement isolés, il nous arrive d’aller à Soursac acheter du fromage et du bon pain.

Un jour, nous recevons la visite de fermiers qui viennent voir quels sont ces six phénomènes qui vivent à England. England est le nom de notre « pavillon ». Notre plus proche voisin, c’est un petit café situé sur la route de Lapleau, « le pont du chambon » sur les bords de la Luzège (petite rivière, à moitié torrent, qui se jette dans la Dordogne).

Je suis rappelé à Lapleau pour prendre la direction de la « Cambuse » des chantiers, un genre de foyer ; on y vend des journaux, du café et quelques autres objets et bibelots. Avec moi, j’ai Victor, un Sarthois.

C’est à cette époque que le groupement crée une troupe folklorique qui donne des représentations dans les villes de la région : Brive – Tulle – Égleton – Mauriac – Aurillac. Je suis chargé de la buvette ; pour ce faire, je précède toujours l’arrivée de la troupe. Avec les dames patronnesses de la ville qui confectionnent les gâteaux, j’installe le bar. Le programme de la troupe comprend des danses auvergnates, des chants, des conteurs toujours un peu basés sur le scoutisme.

Je crois que c’est à Tulle où j’arrive le matin dans une école ménagère que j’ai entendu la réflexion de la directrice « Mon Dieu ! Que ça fait drôle de voir un seul jeune homme avec autant de jeunes filles ! ». Pour des missions aussi délicates, c’était toujours le plus sérieux quiétait choisi !

Je tenais donc la buvette, et Pierre Doris chantait. Ma narration sur Lapleau serait incomplète si je ne parlais pas de son petit train.

Ce petit tacot de montagne assurant la liaison Aurillac – Mauriac – Soursac – Lapleau – Tulle, était vraiment un cas, une curiosité ! Ilm’est arrivé de le prendre pour aller chercher des ravitaillements à Tulle. Le chef de train vendait les billets dans les gares ; à l’arrêt, tout le monde descendait pour aller se rafraîchir au petit café de la gare ; un coup de sifflet, tout le monde en voiture et on repartait. Il prenait même des gens en cours de route le jour où je suis descendu à Tulle. Si l’aller s’est bien passé, le retour a été un peu long. Quelques dizaines de mètres avant le sommet d’une côte, la locomotive, à bout de souffle, a calé ; marche arrière, nouvel élan : pas de succès. Il a fallu demander une deuxième locomotive à Tulle, une poussant, l’autre tirant. Nous sommes quand même parvenus à Lapleau. Six heures : Tulle – Lapleau ! Avec trois wagons !

Entre Soursac et Lapleau, il existe un pont métallique de 100 m de long construit par Jean Eiffel, franchissant la Vallée de la Luzège à une hauteur de 110 m. Ce pont est situé dans un endroit sauvage. Le coin est magnifique à voir. Après la guerre, le train a été supprimé et la voie, débarrassée de ses traverses, franchit toujours le pont. Cette voie a été transformée en un chemin que les voitures peuventemprunter. C’est le Viaduc des Rochers Noirs.

J’ai lu plusieurs articles dans les journaux critiquant la création des chantiers de jeunesse. A ce sujet, je voudrais dire que les chantiers de jeunesse n’ont peut-être pas été si inutiles qu’on le dit. Cela a d’abord évité à un grand nombre de jeunes de connaître les huit premiers mois d’occupation ; plus tard un bon nombre s’est engagé dans la résistance ; ne pas oublier aussi tous ceux qui se sont engagés dans l’armée d’Afrique ; là, ils sont devenus des combattants et des cadres sous-officiers qui ont combattu sur les différents champs de batailles(Tunisie – Corse – Italie – France – Allemagne – Autriche). Ils ont redonné à l’armée française le prestige qu’elle avait perdu en 1940.

Chapitre 3
En attente de départ.

JANVIER 1941. Fin janvier 1941, les jeunes commencent à être démobilisés et peuvent rentrer en zone occupée. Personnellement, je ne veux pas rentrer en zone occupée. Les chefs voudraient que je reste aux chantiers comme instructeur, la proposition est alléchante car bien payée.

Finalement, je décide de m’engager pour le Maroc au 4ème régiment de spahis marocains à Marrakech. Je signe mon engagement le 17 mars 1941.

Avec un copain prénommé Albert, je suis dirigé sur Montpellier. On y rejoint de nombreux jeunes civils qui viennent de s’engager. C’est à Montpellier que j’ai rencontré le général de Lattre pour la première fois. Je déambulais en ville quand est arrivée une forte averse ; je me suis réfugié sous l’auvent d’un magasin et le hasard a voulu que le général de Lattre vienne également se réfugier à cet endroit.Heureusement pour moi, je l’ai salué, car il était un peu « con » sur les bords.

Quelques jours à Montpellier et c’est le départ pour Marseille. C’est là qu’une petite chose, en apparence, va avoir une grosse influence sur le cours de ma vie. Je suis avec mon copain Albert et nous nous trouvons avec 200 jeunes qui viennent de s’engager. Tous les deux, nous nous considérons déjà comme des anciens. Nous avons faim ; aussi on décide de quitter le groupe pour trouver à manger. Si bien que lorsque nous arrivons à la gare, le train est parti. Le lendemain, on prend le même train ; à Marseille : le bateau a levé l’ancre… Les départs pour l’Afrique étaient contrôlés par la Commission d’Armistice, les départs sont suspendus, nous voilà donc tous les deux bloqués en France.Beaucoup de jeunes se sont engagés pour le 4ème RSM. Quand ils arrivent à Marrakech, ils trouvent un régiment presque uniquement composé d’indigènes, ils sont beaucoup trop nombreux et avec eux, va être formé le 11ème chasseurs d’Afrique ; ce régiment débarqueradirectement en Provence. Albert et ma pomme arriverons seulement au mois de juin. On nous garde au 4ème RSM ce qui va nous permettre de voir l’Algérie, la Corse, l’Italie, l’Allemagne et l’Autriche et tout çà pour un casse croûte …

On nous expédie à Port-Vendres au dépôt des isolés. Isolés, nous le sommes bien car je crois que nous ne sommes que tous les deux dansce dépôt.

Port-Vendres, c’est presque des vacances. La nourriture est composée de févettes et carottes avec un maigre bout de viande qu’il fautdécouvrir. Aussi, on demande au chef des dépôts, si l’on peut travailler sur le port : notre demande est acceptée.

Les grossistes, manquant de main d’œuvre, nous emploient et nous déchargeons les bateaux qui amènent les primeurs d’Afrique et les oranges d’Espagne. L’argent gagné ainsi nous permet d’améliorer l’ordinaire. Nous avons beaucoup de temps libre, ce qui nous permet de faire de belles balades dans les environs : Collioure avec son église des Templiers, Banyuls, etc., on y va à pied. Sur le côté du port, opposé à la ville, il existe de nombreux cabanons, c’est très pittoresque.

Avec un grand bambou fendu à un bout, nous pêchons des oursins ; à cette époque, l’eau n’est pas encore polluée ! Nous logeons dans une grande baraque avec des lits en bois, superposés. C’est pas la joie, nous sommes mélangés avec toutes sortes de gens. Ça va et ça vient toute la nuit. C’est le point noir de notre séjour.

Tous les deux ou trois jours, il arrive un nouveau bateau. Je me souviens du M’sahel, un bateau citerne qui transportait le vin pour les caves Byrrh… Pendant quarante huit heures, les pompes ont fonctionné. Le bateau s’est élevé d’au moins six mètres. Un jour, on s’est souvenu de nous et nous recevrons l’ordre de nous rendre à Castres, dans le Tarn. Nous sommes affectés provisoirement au 3ème régiment de dragons. Nous voilà à cheval ! La première fois que tenant mon cheval par la bride, je me suis présenté à la porte du manège couvert, on était en train de sortir un type sur un brancard, cela refroidit !

On m’a attribué un cheval qui n’était pas trop mal. Il s’appelait « Magistrat », cheval bai avec balzanes. Il boit dans son lait ; quand je lui fais le pansage, il aurait tendance à mordre, aussi, j’ai toujours une petite baguette qu’il craint beaucoup et il se tient tranquille.

On apprend donc à monter à cheval ; séances de manège, promenades en campagne, j’ai l’occasion de visiter Mazamet, le Sidobre, la Montagne Noire, de jolis coins. Ce qui pêche, c’est la nourriture ; le menu est varié : Premier jour midi, rutabagas, le soir, topinambours.Deuxième jour, le midi, topinambours, le soir, rutabagas, et avec çà, tous les jours à cheval, on ne risque pas de prendre du poids (il m’estarrivé de manger du son avec mon cheval).

Le stage d’instruction terminé, nous suivons le stage des élèves brigadiers. Notre groupe d’engagés pour l’Afrique, nombreux au départ, s’amenuise de plus en plus. Beaucoup en effet ne pouvant plus partir en Afrique se tournent vers des régiments de l’armée d’armistice stationnés en France. Nous sommes une dizaine qui résistons à toute propagande. Un dimanche, du début juin, nous sommes en train denous « baguenauder » en ville de Castres et tout à coup, comme une traînée de poudre, la nouvelle se répand : « les départs pour l’Afrique ont repris ! ». Nous rentrons vite au quartier, la nouvelle nous est confirmée, c’est la joie parmi le dernier carré des irréductibles.

Le lendemain matin, le colonel qui commande le 3ème Dragons, nous rassemble et nous fait son petit discours. « Je vous demande de vous engager dans mon régiment, vous venez de terminer le stage des élèves-brigadiers, si vous optez pour mon régiment, je vous fais nommer brigadier-chef dans un délai très court, y a t-il des volontaires ? ». Aucun volontaire ! A ce moment là, le colonel nous dit : « J’ai fait mon devoir de chef de corps, mais dans votre situation, j’aurai fait comme vous ». Le lendemain, on prend le train pour Marseille. On espère bien ne pas louper le bateau !

Le 15 juin 1941 dans la soirée, on passe dignement devant la Commission d’Armistice (des Italiens) et nous embarquons sur le Sidi-Bel-Abbès, bateau mixte (ce bateau sera par la suite coulé par les Allemands). Nous nous installons sur le pont. Il fait une nuit très chaude et la mer est calme. Un homme joue de l’accordéon, des couples civils dansent. Seule la lune éclaire le bateau. Nous longeons les côtes d’Espagne et on aperçoit les villes espagnoles, toutes illuminées. Au lever du jour, on voit des dauphins qui suivent le bateau ; j’ai la chance de voir une énorme tortue.

Chapitre 4
Spahi marocain à Marrakech.

ORAN, le 17 juin 1941. Le 17 juin au matin, nous arrivons à Oran, débarquement. Nous sommes dirigés sr un dépôt situé sur une hauteur.

Pour nous, tout va changer. Ici on ne connaît pas les restrictions. Il est interdit de sortir en ville, mais nous sommes ravitaillés par des petits Algériens à un endroit ; notre lieu de séjour domine une rue. Un cageot, une ficelle, nous déposons l’argent dans le cageot et nous remontons la marchandise ; bien sûr, ils font sûrement « danser l’anse du panier », il faut bien qu’ils y gagnent leur vie, et nous ça nous rend bien service. Quand nous sommes arrivés dans ce camp, on aurait facilement fait les poubelles pour trouver à manger. Le 18 juin 1941, nous embarquons à la gare d’Oran via Marrakech. Nous nous sommes peut-être un peu trop gavés de nourriture et surtout de fruits, nosintestins n’ont pas supporté ce trop plein, aussi tout le monde fait « de la peinture au pistolet ». Nous voyageons dans des wagons à bestiaux (hommes 40 – chevaux en long 8). Heureusement, le train s’arrête souvent, tout le monde fonce vers la haie la plus proche et soulage son ventre. Cette alignée de culs en l’air vaut une photo !

Le voyage s’effectue doucement. En cours de route, notre groupe diminue car chacun rejoint son unité d’affectation. Nous sommes une dizaine pour Marrakech, aucun risque d’aller plus loin, c’est le terminus du train. Nous franchissons la frontière algéro-marocaine à Oujda ! Arrêt, séance de dépouillage et douche obligatoire et çà repart. Nous nous arrêtons en gare de Petit Jean ; nous sommes en train de déguster une omelette quand la radio nous apprend la déclaration de guerre de l’Allemagne à la Russie.

Marrakech, le 24 juin 1941. Le 24 juin, c’est l’arrivée à Marrakech. Avec quelques copains, je suis affecté au service auto du régiment, cequi n’empêche pas que, tous les matins, nous fassions du cheval.

Au service auto, un maréchal des logis nous inculque les rudiments du moteur et des principales parties d’un véhicule automobile (il s’appelle Demeyer et fera la guerre au dépannage régimentaire ; je ne le reverrai que fin 1945 en Autriche, il est maréchal des logis-chef et ma pomme est major, malgré cela je le salue le premier et il m’a dit merci).

Malgré le stage au 3ème Dragons, il faut repartir à zéro et recommencer les classes à cheval. Nous montons des chevaux « barbe » (chevaux issus d’étalons arabe et de juments espagnoles), tous des chevaux « entiers ».

Comme instructeurs, nous avons un lieutenant français et un chef marocain, le chef Mohamed Ben Aissa, assez petit et râblé. Je suis persuadé que lorsqu’il est né, sa mère l’a mis sécher sur le dos d’un mulet ; il ne comprend pas que des jeunes de 20 ans ne sachent pas tenir sur un cheval.

A cette époque de l’année (l’été), l’effectif du régiment caserné à Marrakech est très réduit. Les escadrons ont pris leurs quartiers d’été. Deux sont dans la région de Safi sur les bords de l’océan, les deux autres sont à Tiznit dans le sud du Maroc.

A Marrakech, il ne reste seulement que quelques éléments qui assureront la maintenance, les gardes et l’entretien des chevaux. Tous les jours, les chevaux doivent sortir et c’est très agréable, quand on sait monter, de faire quatre ou cinq sorties à cheval et de piquer un petit galop dans la superbe palmeraie.

Je suis dans une chambre avec une vingtaine de marocains. Une fois encore, je suis mis à toutes les sauces ; pendant un certain temps, je suis gérant du café Maure, je vends du thé, des cigarettes et un tas de bricoles. Le thé à la menthe est fait par un Marocain.

Tous les deux jours, avec mon Marocain, je vais faire un tour dans la médina pour faire les achats ; bien sûr, mon Marocain a des amis dans la médina et nous sommes invités à boire le thé à la menthe.

Un jour, je suis chargé, faisant fonction de brigadier, avec trois hommes, d’aller monter la garde à l’hôpital Maisonnave qui est situé à trois kilomètres du quartier. Il fait très chaud et le départ est à deux heures ; je prends un très gros risque en faisant monter tout mon monde dans une calèche. Nous voilà donc partis avec armes et bagages au trot de deux petits chevaux. Quand j’ai raconté ça aux copains, ils m’ont dit « si tu avais été pris, cela t’aurait coûté cher ». La garde à l’hôpital avait pour mission de surveiller les malades condamnés à la prison.

Pendant un mois, un jour sur deux, j’assure un service un peu spécial : la garde aux quartiers réservés. Cette garde est assurée par six hommes, cinq marocains et ma pomme, le tout commandé par un sous-officier marocain.

Personnellement, je ne prends pas de garde, je suis là pour les rapports, les marocains étant tous illettrés. Dans cette rue de la médina, un grand nombre de femmes exerce légalement le plus vieux métier du monde, ce métier que la police tolère et que la morale réprouve. Le poste de garde est situé à l’unique entrée de la rue ; de chaque côté de cette rue, des maisons dites closes. C’est toute une organisation : un jour pour la légion, un jour pour les travailleurs, un jour pour les spahis, etc. Autrement dit, chaque jour à son régiment. Tout militaire qui entre dans cette rue doit passer par la cabine prophylactique. Là, un ancien légionnaire badigeonne le membre viril avec une pommade afin d’éviter les maladies dites honteuses.

Pour un jeune qui débarque de France et qui se trouve transplanté dans ce milieu, cela choque un peu !

La journée, tout est calme. Il n’en est pas de même la nuit. Le premier jour, je ne suis pas tellement rassuré ; nous sommes en pleine médina, sans aucune liaison avec l’extérieur, pas de téléphone. Une nuit, il y a eu une bagarre. Je demande au sous-officier « qu’est-ce qu’on fait ? », il me répond « tu prends le mousqueton et tu tapes dessus », bien entendu, nous n’avions pas de cartouches.

Si je racontais tout ce que j’ai vu en ces lieux, on ne me croirait pas. On s’habitue à tout et au bout de quelques jours, j’ai mes entrées pour aller boire le thé à la menthe dans différentes maisons !!!

La nuit, il m’arrive de monter la garde aux écuries. C’est très agréable. Les journées sont très chaudes, mais la nuit, il fait une chaleur douce et on peut apercevoir au clair de lune, l’Atlas couvert de neige. On a l’impression que c’est tout près, alors que nous en sommes séparés par une centaine de kilomètres.

Pendant la garde, les Marocains fument le kif (chanvre indien) ; j’en fume aussi et cela ne me fait aucun effet. Le kif se fume dans des petites pipes en terre.

Un jour, je suis de garde au poste. L’adjudant de service vient nous dire de monter des parpaings sur le toit du poste qui est couvert en tôles ; bien sûr, nous obéissons tout en pensant qu’il est dingue. Notre vieux blédard n’est pas fou, il a même du nez, il fait une chaleur torride, pas un souffle de vent, tout à coup ça arrive. C’est un coup de sirocco, ce vent violent qui vient du Sahara et qui culbute tout sur son passage. Heureusement, avec les précautions qui avaient été prises, il n’y a pas eu de dégât.

Chapitre 5
Stagiaire à Alger.

Le jour de la Toussaint 1941, je pars pour une nouvelle aventure. Je suis désigné avec trois copains pour aller faire un stage de quatre mois à l’école de cavalerie d’Alger. Nous mettons trois jours de train pour nous y rendre. Pour une fois, nous voyageons dans des wagons de voyageurs.

Le 4, nous arrivons à l’école de cavalerie d’Alger qui se trouve en fait à Hussein-Dey à deux kilomètres d’Alger. Cette école (un peu le Saumur d’Afrique) était destinée à former les officiers indigènes.

Actuellement, par des stages de quatre mois, on y forme des radios, des dépanneurs, des conducteurs-tireurs-engins blindés, c’est danscette catégorie que je suis affecté.

Pendant ce stage, nous prenons très peu de service. Nous sommes groupés en brigades d’une trentaine d’hommes et avant tout, nous sommes des élèves. Instructions du matin au soir, théorique et pratique, travail sur les moteurs, conduite sur char (des vieux chars, certains des F. T. sont des Renault sortis en 1917, sept kilomètres à l’heure) manœuvres en campagne, surtout exercices de reconnaissance qui est la principale tâche de la cavalerie.

Nous sommes très bien nourris, mais sans gaspillage. Si nous allons manger en ville le dimanche, il faut prévenir la cuisine, sinon c’est une punition. Les repas sont préparés pour l’effectif réel.

Nous sommes tout près d’Alger et on y va en permission à pied.

C’est à Hussein-Dey que je passe le Noël 1941.

J’avais passé mon permis de conduire « tourisme » à 18 ans, ici, je repasse tous mes permis : poids lourd, moto, side-car, char. Monpermis moto, je l’ai passé dans le port d’Alger avec une moto sans frein, entre des fûts de vins. Un jour, en manœuvre, je pilotais un side car. Mon engin est resté en panne; un lieutenant qui pilotait une moto m’a pris en remorque avec une longue corde, j’étais bien obligé de suivre. Ce jour-là, j’ai mouillé ma chemise. Conduire un side-car en remorque, ce n’est pas du billard sur les petites routes tortueuses des environs d’Alger. Le lieutenant appuyait sur le champignon et j’ai poussé un soupir de soulagement quand je suis arrivé au quartier. Quelques jours plus tôt, j’avais eu un pépin avec mon side-car. Nous faisions de l’école de conduite sur l’hippodrome d’Alger (l’hippodrome du Caroubier, champ de course de Maison-Carrée). L’engin était conduit par un légionnaire et j’étais dans le panier. Suite à une manœuvre trop brusque, la moto a basculé par-dessus le panier ; moi je n’ai rien eu, mais mon collègue a eu une épaule démise.

A cette époque, l’effectif de l’école était surtout composé de chasseurs d’Afrique, de spahis, de légionnaires (du 1er régiment étranger de cavalerie). Chez les légionnaires, ceux d’origine espagnole étaient les plus nombreux. Ils avaient fui le régime de franco.

Dans ce stage, nous étions peu à être gradés. Je garde un mauvais souvenir d’une nuit où j’ai monté la garde. Près de l’hippodrome, l’école avait un grand hangar où était entreposé le matériel de chars, véhicules divers, carburants, munitions. Ce hangar était gardé jour et nuit. La nuit, l’homme de garde était adossé au grand portail. Devant lui étaient disposés des barbelés sur lesquels étaient attachées des boîtes de conserve. La sentinelle avait pour consigne de tirer sur toute personne qui ne connaissait pas le mot de passe.

Cette nuit-là, j’ai pris la garde à minuit, en principe pour deux heures. Mais voilà, j’ai été oublié et je suis resté six heures de garde dans unetempête effroyable : c’était tout près de la mer. La tempête a été très forte, un bateau de dix mille tonnes le Gouverneur général Lamoricière a coulé tout près de là.

Au cours de ce stage, j’ai assisté à une parade des officiers indigènes et des caïds de la région. Tenues, chevaux et harnachements magnifiques.

Le 8 mars 1942 le stage est terminé et nous prenons la direction de Marrakech ou nous arrivons 3 jours plus tard.

J’ai compris beaucoup plus tard que pendant ce stage, sans le savoir, nous .avons fait un début de résistance car, en effet, des officiers en civil nous donnent des cours qui n’étaient pas tellement favorables aux Allemands.

Chapitre 6
Retour à Marrakech.

Le 12 mars 1942, c’est le retour à Marrakech. Dès mon retour, je suis désigné pour faire un stage sur le gazogène ; stage très facile car j’avais appris tout ça à Alger.

Je suis affecté au peloton des élèves brigadiers. Nous sommes une vingtaine, et commençons le cours à Marrakech. Puis c’est le départ pour la région de Safi sur les bords de l’océan. Marrakech – Safi à cheval en quatre étapes. Dix kilomètres à cheval, cinq kilomètres àpied : voilà le programme. Le soir, nous bivouaquons dans la nature. Le quatrième jour, nous arrivons dans la région de Safi (à 13 kilomètres de Safi) à la ferme Chanel. Cette ferme est tenue par un Français. Nous installons notre bivouac pour un temps assez long. Nous sommes à une dizaine de kilomètres de l’océan, le vent souffle sans arrêt, ce qui provoque une poussière permanente.

Tous les jours, ce sont les grandes manœuvres avec presque toujours le même thème : les Anglo-Saxons débarquent, il faut les arrêter. Je me demande ce qu’on pourrait faire avec nos sabres, nos vieux mousquetons et nos F.M.

Nous sommes un peu isolés de tout, sans nouvelles des événements.

Toutes les semaines, nous allons nous baigner dans l’océan, dix kilomètres pour aller, dix kilomètres pour revenir, avec la poussière et la sueur, nous sommes plus sales au retour qu’au départ !

Nous suivons une instruction très poussée avec de pauvres moyens. Mais ce que nous apprenons ici nous sera très utile plus tard, quandnous serons motorisés.

Nous allons abreuver nos chevaux à la ferme. C’est là aussi que nous nous approvisionnons en eau potable.

Pour le transport de l’eau, nous utilisons des récipients en cuir et les services de Bouboule. Bouboule, c’est notre mulet de bât ; ce mulet, affecté au peloton, transporte toute notre batterie de cuisine (très restreinte) et la réserve de nos vivres (févettes pois cassés – lentilles). Bouboule, c’est un « cas » ! Bien nourri, bien dodu, bonne bête mais fichu caractère et têtu comme une mule. La distance pour aller chercher l’eau est d’environ un kilomètre ; il faut traverser un terrain légèrement boisé genre maquis, où se trouvent quelques vestiges de carrières et surtout des cochons noirs qui appartiennent à la ferme.

Voilà donc Bouboule avec ses récipients remplis d’eau de chaque côté de ses flancs et souvent le conducteur de service sur le dos ; pour peu qu’un cochon débouche d’un fourré, Bouboule a peur, fait une embardée et tout se retrouve par terre, marchandises et pilote. Bouboule arrive seul au bivouac au grand galop. Il a sa place un peu à l’écart des chevaux. Un jour, il s’est détaché et pendant trois jours, il a fait un séjour dans la nature (vive la liberté) puis est revenu tranquillement à sa place comme s’il ne s’était rien passé.

Un jour, nous recevons la visite du général Paris, inspecteur de la cavalerie. Nous avions préparé quelques manœuvres à faire devant lui. Malheureusement, ces manœuvres n’ont pas eu lieu ; il nous a éloigné à trois cents mètres de lui et nous a commandé de faire une marche d’approche vers lui en rampant dans la poussière bien sûr ! Au terme de cet exercice, nous étions dans un état minable et nous n’avions presque pas d’eau pour nous laver.

Ce « général à la con » que nous n’avons guère apprécié, nous a seulement dit « pour faire un bon spahi, il faut manger de la poussière, vous en avez mangé, et vous en mangerez encore ».

Un soir, avec mon copain de tente (nous sommes deux par tente), nous récupérons une hirondelle blessée. Pour la nourrir, c’est très simple : il suffit de mettre un peu de sucre mouillé dans un quart qui aussitôt est plein de mouches, placer la main sur le quart, mettre zouzou (c’est son nom) sur la main, écarter d’un doigt, les mouches sortent et zouzou les gobe à la sortie. Un jour, elle est guérie et reprend son vol.

Nous avons été appelés pour aider les Marocains à lutter contre les criquets. Ces bestioles mangent tout sur leur passage ; faire de petites tranchées, les balayer dedans et y mettre le feu, voilà tout le travail.

Nous changeons de bivouac. Nous sommes un peu plus près de l’océan, donc davantage de vent et de poussière. Nous avons un puits à proximité. Nous avons la possibilité d’acheter des œufs, des petits pains arabes et parfois du raisin, tout cela améliore un peu l’ordinaire.

Dans chaque bivouac, le premier travail est de creuser des feuillées (utile pour satisfaire un besoin naturel). C’est le côté humoristique ! Comme il y a belle lurette que nous n’avons ni journaux, ni papier, on fait comme les Arabes, pour essuyer les bavures, on prend un caillou !

Je me souviens de ces coléoptères ou « bousiers », qui, sans arrêt, avec patience, faisaient des boules avec nos matières et avec obstination voulaient les remonter de la tranchée et qui irrémédiablement retombaient au fond.

C’est à cette période que nous avons fait de la résistance larvée. Au bord de l’océan, existait un petit fort occupé par des légionnaires. Ces légionnaires possédaient un canon anti-char (25 mm), par petits groupes et nous allions suivre des cours sur ce canon. Nos chevaux étaient planqués derrière le fort ; un légionnaire montait la garde en haut du fort et dès qu’il voyait la voiture de la commission d’armistice (des Italiens) il donnait l’alerte et nous sautions aussitôt à cheval pour disparaître ! Ni vu, ni connu !

Nous faisons souvent des exercices de nuit, exercices d’orientation. Nous partons à trois à cheval sur un axe défini par une étoile (l’armée n’était pas assez riche pour nous payer une boussole). Pendant plusieurs heures, il fallait avancer et normalement arriver dans un endroit où nous étions attendus. Il est arrivé que certains se soient égarés et aient rejoint le bivouac vingt quatre heures plus tard.

Un jour, comme de grands gamins, nous nous sommes amusés à faire une charge de cavalerie sabre au clair, l’ennemi à abattre : tout simplement des cactus ! Grosse surprise, deux jours plus tard, nos sabres étaient rouillés.

Un jour, nous avons eu une permission pour aller manger au restaurant à Safi ; là, je dirais que nous n’étions pas tout à fait à l’aise : être assis sur une chaise et manger à table avec une serviette… Nous en avions perdu l’habitude et nous avions hâte que le repas prenne fin ! Plusieurs fois, il nous est arrivé de faire ce qu’on appelle des tournées de police. Cela consiste à visiter des « douars », villages marocains ou nous sommes généralement reçus par le « Caïd » du coin ; c’est avant tout pour marquer la présence française. Je me souviens de ce jour où nous avons été reçus sous une tente par un caïd chef de village. Il faisait une forte chaleur ; assis par terre, avec pour menu : couscous très épicé et pour rafraîchir : thé bouillant à la menthe. Le plus pénible, c’était les petites bêtes qui avaient pris nos vêtements pour domicile ; pas question de se gratter, il fallait rester digne.

A la fin du stage, nous avons eu une permission de huit jours, ou plutôt huit jours de détente. Pour ce faire, il nous a fallu nous rendre à Oualidia, petite station balnéaire située entre Safi et Casablanca. Quatre-vingt-dix kilomètres pour s’y rendre. Ce voyage s’est fait en une seule journée par la route qui borde l’océan. Avec le lieutenant et un copain, nous avons quitté le gros de la troupe pour aller repérer des emplacements d’artillerie en bordure de l’océan (toujours en prévision d’un débarquement des Anglo-Saxons) dans un terrain caillouteux infect où nos chevaux risquaient à tout moment de se briser les membres.

Nous avons ensuite rejoint le peloton. Nous n’avions plus d’eau. Sur le bord de la route, il existait des citernes qui avaient récupéré les eaux de pluie : les chevaux ont refusé de boire cette eau croupie où nageaient toutes sortes de bestioles. Quand on a grand soif, on n’estpas difficile et nous avons bu cette eau en la filtrant dans nos chèches.

Avec mon copain de tente, nous avions du vin et des œufs. Nous avons délayé les œufs dans le vin, c’est ce qui nous a soutenus, maispour boire cette mixture, il fallait avoir l’estomac bien accroché.

A Oualidia nous sommes restés huit jours. A part le service de garde et les soins aux chevaux, cela a été de vraies vacances : sieste, baignades en mer avec les chevaux, ce qui était très amusant.

Pour une fois, je n’ai pas eu de chance : un repas avait été organisé aurestaurant d’Oualidia. Ce jour-là, j’étais de garde, donc pas de restaurant !

Le retour Oualidia – Safi en deux étapes se passe sans histoire ; si ce n’est que le premier soir, nous avons trouvé plusieurs puits à sec, donc difficulté pour abreuver nos chevaux. Plusieurs de ces animaux saignent de la bouche : ce sont des sangsues qui se sont collées surleur langue et sur leurs joues ; ces bestioles ne sont pas faciles à décrocher.

Le stage des élèves brigadiers se termine, c’est le moment des examens, j’ai la chance d’être reçu premier sur vingt quatre.

Je suis affecté au troisième escadron, dans un peloton où je suis le seul français. Je fais fonction de brigadier et je ne prends pas de garde. Mes principales fonctions sont d’assurer les liaisons entre les escadrons. Je parcours donc le bled à cheval avec un marocain qui m’accompagne ; c’est formidable comme emploi.

C’est le moment d’une fête musulmane, les Marocains ne mangent pas le jour, certains ne se baignent pas de peur d’avaler de l’eau ; par contre, certains viennent discrètement fumer une cigarette sous ma guitoune ! Ils ne mangent pas le jour, le soir et la nuit c’est la fête, fêteà laquelle je suis invité, si bien que je me restaure le jour et la nuit faut être solide !!

Un jour, le capitaine réunit tous les Français. Il nous donne lecture d’une note qu’il a reçue. Par cette note, il nous est demandé d’être volontaires pour nous engager dans la ligue antibolchevique, donc aux côtés des Allemands pour lutter contre les Russes. Le capitaine demande s’il y a des volontaires. Personne ne bouge. Alors il nous dit : « mon devoir était de vous donner connaissance de cette noteMaintenant, s’il y avait eu un volontaire, je lui cassais la gueule ! ».

Le 1er septembre 1943, de retour à Marrakech, je suis nommé brigadier. Nous sommes seulement deux à être nommés.

Je suis aussitôt affecté à l’instruction d’un peloton de jeunes nouvellement arrivés. J’ai la chance de pouvoir choisir mon cheval. Je choisis un cheval petit par la taille, tout crin, avec la queue qui traîne presque par terre et une crinière importante. Il s’appelle « Archim », une brave bête.

Le peloton est encadré par un lieutenant, un adjudant et deux brigadiers. Nous avons des jeunes qui pour beaucoup arrivent de France via l’Espagne ou par d’autres itinéraires détournés. Ils en veulent, ils sont tous un peu trop forts et veulent tout « bouffer » ! Quinze jours de cheval, et tout notre monde est calme !

L’instruction terminée, je suis de nouveau affecté comme instructeur au peloton des élèves-brigadiers. Mon collègue du cours des jeunes est aussi affecté avec moi. Il est un peu « con », « règlement règlement »… Il abuse un peu de sa fonction. Aussi, j’ai la cote et mon équipe marche bien et en bonne amitié.

Tous ces jeunes arrivés de France, sont un peu dépaysés, et aller en permission en médina comporte certains risques aussi. Je me retrouve souvent avec une dizaine de portefeuilles en garde. Ils gardent sur eux le minimum d’argent pour aller voir les pépées sans risquer de se faire piquer leur fric.

Notre chambre se trouve au premier étage. Nous sommes une vingtaine dans cette chambrée. J’ai toujours été reconnu pour être un bon dormeur, mes élèves le savent. Aussi un matin, vers trois heures, avec d’infinies précautions, ils m’ont descendu avec mon lit dans la cour. J’étais parfaitement réveillé, je n’ai pas fait un mouvement, mais quand ils m’ont déposé délicatement sur le sol, je leur ai toutsimplement demandé de me remonter ; ce qu’ils ont fait dans la joie ! Le dindon de la farce n’a pas été « ma pomme » !

Une autre fois, ils m’ont dit « tous les matins, vous nous faites courir dans la palmeraie, mais vous, nous ne courez pas souvent ». Je n’ai rien dit, mais le lendemain matin, j’ai fait mettre tout le monde derrière moi et en avant la musique. A cette époque, je n’étais pas rouillé et ce n’est pas moi qui ai calé, ils ont compris ! Tout cela se passait dans la bonne humeur.

Je me souviens des cours de jeunes. Ils avaient appris à monter à cheval, tourner à droite, à gauche, marcher au pas, au trot, au galop. Au bout de quinze jours, le lieutenant me demande de prendre la tête de la colonne et de partir au pas, au trot et au galop. Je crois que les chevaux se rendent compte du cavalier qu’ils ont sur le dos. Aussi, en un rien de temps, je me suis retrouvé en queue de colonne, tous les chevaux avaient pris le mors aux dents et s’étaient emballés, un vrai massacre, Certains avaient franchi la voie ferrée, arraché les fils des signaux. Il nous a fallu un certain temps pour récupérer tout le monde. Nous sommes allés prévenir la gare de Marrakech des dégâts subisdans ses installations.

L’entraînement est très dur. Quarante ans plus tard, j’ai rencontré un de mes anciens élèves qui m’a dit : « mon salaud, tu nous en as fait baver à Marrakech », et il a ajouté : « mais si aujourd’hui je suis là, c’est bien grâce à l’entrainement que nous avons eu ; on nous a appris à combattre mais aussi à nous protéger et à ne pas prendre de risques inutiles ».

Beaucoup plus tard, j’aurai l’occasion de combattre au côté de F.F.I. Ces jeunes étaient braves, plein de bonne volonté. Mais malheureusement, par leur manque d’instruction, leur manque de discipline, ils se faisaient descendre comme des mouches et souvent inutilement.

Chapitre 7
Les américains arrivent.

8 NOVEMBRE 1942. C’est le débarquement des Américains à Safi. Ils viennent bombarder l’aérodrome de Marrakech et détruisent les dépôts de carburants.

Tout le régiment part au devant d’eux : pour faire quoi, on l’ignore. Heureusement, il n’y aura pas de combat, les choses s’arrangent et on devient alliés.

Malheureusement, ce ne sera pas le cas partout, les troupes ont obéi aux ordres ; c’est vraiment pénible que des soldats soient morts pour la bêtise de quelques-uns.

Je vais raconter l’histoire d’un de nos motards chargés de porter un message aux Américains. Avec sa vieille René Gillet, le voilà donc parti pour prendre contact avec les Américains. Tenue de spahis : baudrier saharien, gandoura chèche, bottes, ceinture rouge. Le pauvre a failli se faire déshabiller, tous les ricains voulaient un souvenir. Sa moto reste en panne. Aussitôt, le dépannage américain l’embarque pour la réparer. On fait monter notre homme dans un véhicule dont il ignorait forcément les fonctions. Le véhicule se dirige à toute gomme vers la plage à la grande stupéfaction du spahi : c’était une jeep amphibie et c’est comme ça qu’il est monté sur un bateau ! Le pauvre, avec tout ce qu’il avait vu et vécu, il est revenu avec une tête grosse comme une citrouille.

Pendant un certain temps, nous allons encore rester à cheval. Puis tout va basculer, adieu les chevaux! Nous faisons maintenant de nombreuses manœuvres de nuit, à pied, sous la direction du capitaine Mercier, un réserviste du Maroc. A cette époque, l’armée n’est pas riche et nous manquons de tout ; pour sortir en ville, nous avons une paire de chaussures pour deux, il faut donc demander des permissionschacun son tour. Un mouchoir est baptisé serviette, une serviette coupée en quatre, cela fait quatre mouchoirs. Quant aux chaussettes, on ne se souvient même plus comment c’est fait. Tout va changer, nous allons être habillés par les Américains : tenues toutes neuves presque sur mesure. On ne se reconnaît plus, tellement nous sommes beaux ! Le matériel va suivre plus tard.

Un petit problème : les bidons et les quarts que nous touchons ne sont pas prévus pour contenir du vin, ce liquide « bouffe » le métal et le vin devient infect et imbuvable en très peu de temps. Bidons et quarts vont être changés.

Instruction – conduite chars : l’instruction va changer ; nous sommes quatre à avoir fait le stage à l’école de cavalerie d’Alger. Nous sommes chargés de l’instruction des futurs conducteurs d’engins blindés de l’escadron. Pour ce faire, il nous est affecté à chacun un char : R 3S – H 3S – F.T. Pour ma part, j’hérite d’un F.T., char Renau1t sorti en 1917, sept kilomètres à l’heure en vitesse de pointe ! Tous les matins, nous arrivons un peu en avance dans la palmeraie. On s’amuse à faire des acrobaties avec nos véhicules. On passe ensuite aux choses sérieuses, même les officiers sont nos élèves.

Il est absolument interdit de poser les mains sur le bord des ouvertures. Les volets plus ou moins en bon état peuvent se rabattre au moindre choc et sectionner les doigts de l’imprudent. Celui qui n’observe pas cette interdiction reçoit des mottes de terre dans la figure et doit ensuite descendre la tête la première par la tourelle et ressortir par la place du pilote. C’est très étroit et pas facile à faire.

Je me souviens de ce commandant que j’avais comme élève et qui avait fait la bêtise. Je n’ai quand même pas voulu lui faire subir l’épreuve de la tourelle, mais lui m’a dit : « je dois faire comme tout le monde ». Comme il était assez bedonnant, il est resté coincé dans la tourelle la tête en bas. Cette petit aventure montre bien dans quel esprit tout cela se passait !

Nous savions que bientôt, nous allions toucher des chars américains. Le régiment était composé de quatre escadrons, trois escadrons équipés de véhicules légers : jeeps, scout-cars, half-tracks et un escadron (le premier) équipé de dix sept chars légers.

Les trois escadrons avaient touché leur matériel et nous, le premier escadron (auquel j’étais affecté), toujours dans l’attente ! Nous étions impatients de toucher nos chars tout neufs.

Je me souviens du premier véhicule arrivé au régiment : une jeep. Il a été nécessaire de mettre une garde pour la protéger. Tous les hommes du régiment voulaient grimper dedans.

Le 20 mai 1943, nos chars arrivent en gare de Marrakech. Aussitôt tout le monde se mobilise et se rend à la gare. Les quais sont pratiquement inexistants ; aussi, nous prenons une bonne suée pour installer une rampe en bout du train, avec des traverses.

Le soir, tous les chars sont arrivés au quartier. Dès le lendemain, nous commençons la prise en main de ces nouveaux engins.

Ces véhicules modernes sont des jouets pour nous. Quand je pense aux vieux coucous qui nous servaient à l’instruction ! Ces chars américains, chars légers de dix sept tonnes, sont propulsés par deux moteurs Cadillac de 110 CV chacun (huit cylindres), sans changement de vitesse, tout est automatique : un accélérateur, deux leviers pour la direction et le freinage, c’est tout ! Vingt quatre heures après les avoir reçus, nous les avons bien en mains, quel changement !

Un petit problème : les moteurs chauffent. Après vérification, on s’aperçoit que ces chars étaient destinés au front russe, d’où l’énorme quantité d’antigel ; une bonne vidange des radiateurs et tout redevient normal.

Une petite histoire : au quatrième R.S.M., nous avions un colonel de forte corpulence. Après plusieurs chutes de cheval et une blessure en 1940, il était un peu handicapé. Le matin, quand il arrivait au quartier en side-car, (l’armée n’était pas riche) il appelait les hommes de garde pour l’aider à sortir du panier. Quand nous avons été motorisés, il nous a quittés pour former un régiment à cheval.

Quand il en avait l’occasion, il venait nous rendre visite. Un jour qu’il était venu, nous étions en train de travailler sur les chars. Il absolument voulu descendre à la place du pilote. Si la descente s’est bien passée, la remontée a été plus problématique : impossible de remonter. Il appelle des gars pour l’aider à sortir. Plusieurs gars montent sur le char et par les épaules, par les bras, Ho Hisse, Ho Hisse et tout à coup, il se trouve littéralement éjecté du char. A ce moment là, une voix dans la troupe fait « c’est un garçon ! ».

Le 1er avril 1943, le quatrième R.S.M. devient le « quatrième régiment mécanique de reconnaissance » mais la première dénomination restera et ce sera le quatrième R.S.M.

C’est ce même jour que le premier escadron de chars est formé. Nous ne sommes pas nombreux au départ, mais tous les jours, des nouveaux arrivent : beaucoup sont passés par l’Espagne.

Des groupes partent pour Casablanca pour se documenter sur le matériel américain. Des stages sont organisés, certains hommes reviennent, d’autres partent. Nous recevons aussi des jeunes appelés du Maroc qui viennent du centre d’instruction de Boulhaut.

Le 10 mai 1943, je suis nommé brigadier chef.

Le premier escadron est maintenant formé. Trois pelotons de cinq chars et deux chars de commandement. Je suis affecté comme tireur au troisième peloton, char 65 – chef de char maréchal des logis-chef : Toesca dit Borgo – pilote : Rouquette, un jeune appelé du Maroc ; il ne connaît pas la France et n’a jamais vu de neige. Notre aide-pilote est un réserviste du nom de Seddick Bel Kacem : la trentaine et dans le civil marchand de poissons à Bab-el-Oued, quartier populaire d’Alger. C’est le seul français musulman de l’escadron ; si on lui avait attaché les mains, il devenait complètement aphone !! Voilà l’équipage avec qui je vais partager ma vie jusqu’au 31 janvier 1944.

Dans le courant de juin a lieu une grande manœuvre de l’escadron. L’escadron au complet part très tôt le matin vers le sud de Marrakech. Il s’agit de tester les réactions du personnel et du matériel dans la nature.

Nous arrivons en plein bled. C’est la première fois que les cuisines fonctionnent. Rien ne manque, vivres, boissons, poulets, etc. Le capitaine Leroux veut connaître les réactions de tous ; toute la journée c’est la grande nouba, un peu la foire. Je me souviens avoir pêché des grenouilles avec comme canne à pêche l’antenne radio du char.

Le soir, dès que la nuit est tombée, le capitaine réunit tout son monde : « nous allons rentrer à Marrakech, rendez-vous avenue Mangin à telendroit, je vous y attendrai, départ dans une heure ».

Voilà donc tous les équipages livrés à eux-mêmes, c’est le départ par des pistes, sans poteaux indicateurs. C’est la débrouille. Le capitainenous attend avenue Mangin (l’avenue Mangin, principale artère de Marrakech est devenue une partie avenue Mohammed 5, l’autre partie avenue de la quatrième D.M.M. quatrième division marocaine de montagne, la division formée à Marrakech).

Une heure après son arrivée, le capitaine inspecte la colonne, tout le monde est là. Il nous dit « maintenant, on peut y aller, nous sommes rôdés ».

Chapitre 8
Transfert en Algérie.

Le 25 juin, nous embarquons nos chars sur wagons, direction Tlemcen, départ le 26 à quatre heures du matin.

Le voyage est sans histoire, si ce n’est que le chien mascotte de l’escadron tombe du train sous un tunnel. Deux jours plus tard, le deuxième escadron a la surprise de voir notre brave chien sur le quai de la gare. Il a fait du stop et sauté dans un wagon !

Le 28 juin, nous arrivons à Tlemcen. Déchargement du matériel. Nous allons camper provisoirement à Beni-Mester à quelques kilomètres de Tlemcen. Le 3 Juillet, nous nous rendons à Terny à quinze kilomètre de Tlemcen. Nous allons rester à Terny jusqu’au 17 septembre 1943.

Pendant ce mois et demi, l’escadron fera l’instruction dans la plaine : conduite tout terrain, tir, etc. Tout le monde attend l’heure de départ avec ces questions en tête : où ? La France ? L’Italie ?

Nous avons fait une grande manœuvre dans la région du barrage de Béni-Bahdel. Terny est un tout petit village à la française. Quelques maisons et un petit bistrot tenu par un Français d’origine espagnole « chez Silou » qui a un achalandage assez limité. Il nous vend surtout du vin doux, un genre d’apéritif.

Notre bivouac est situé à trois kilomètres du village. Nous sommes installés sur un terrain légèrement en pente, en bordure d’une route empierrée. Nos chars sont disposés un peu au hasard du terrain. Chaque équipage a monté ses tentes près du char. Avec nos deux couvertures pour toute literie, chacun a creusé la terre pour qu’elle épouse la forme de son corps. En observant bien, il est possible de voir un petit fil qui discrètement sort de la tourelle du char et se glisse sous la tente. Avec nos casques de char, on peut en effet capter radio Maroc. C’est défendu, mais je crois que nos chefs ferment les yeux. Pendant le mois et demi que nous allons passer là, nous nous sommes organisés. De l’autre côté de la route, une descente et c’est la plaine, dans cette plaine coulent quelques petites sources, c’est là que nous allons faire notre toilette.

Nos cuisiniers, qui ne sont pas à court d’idée, ont fabriqué un alambic, avec une nourrice à eau, un grand récipient qui sert pour le refroidissement, des tuyaux de carburateur pour le serpentin fourni par le service de dépannage, le réchaud à essence des cuisines, du vin rouge, de la graine d’anis pilée. Tous ces éléments produisent un alcool qui mélangé avec de l’eau ressemble à de l’anisette !

Deux sous-officiers dont le maréchal des logis Guy de Foucault (le neveu du père Charles de Foucault) ont créé un journal dont le titre est « Le bidule ». Ce journal va paraître quelques semaines, un peu trop de mise en boîte et le commandant va le supprimer.

Un jour, un homme de l’escadron est mordu par un chien indigène. Il est aussitôt transporté à Alger pour être soigné contre la rage. Le soir, à l’appel, tout l’escadron est rassemblé. Chaque responsable de peloton donne le compte rendu de son effectif. Quand le tour est au peloton auquel appartient le blessé, le brigadier chef donne l’effectif suivant : effectif vingt, trois aux cuisines, deux en déplacement, quatorze présents il lui en manque un, soudain il se souvient et dit « un enragé ». Cela dit avec l’accent de Bergerac !

Un jour, tout le monde se rend à Terny pour être piqué contre le typhus. Torse nu, nous sommes assis sur un banc. Un infirmier nous badigeonne le dos. Le deuxième enfonce l’aiguille et le dernier injecte le liquide. C’est assez douloureux et comme nous dormons sur la terre, cela n’arrange rien.

Un autre jour, un orchestre américain vient nous donner une aubade. A la grande surprise des ricains, tout le monde se met à chanter. Heureusement que nos américains ne connaissaient pas le français, car ils auraient sûrement été surpris des paroles, qui n’étaient pas vraiment la traduction de leur langue !…

Vers la fin de notre séjour à Terny, une présentation et un défilé ont lieu dans la plaine, devant l’état major de la quatrième D.M.M. (Division marocaine de montagne), notre division, et le général De Gaulle.

Une nuit, deux heures du matin, grand branle-bas : l’escadron fait mouvement, chargement du matériel, démontage des tentes cuisines, nettoyage des lieux à huit heures. Tout le matériel est aligné sur la route prêt à partir : fausse alerte, c’était un exercice pour tester nos réactions. Tout est à remettre en place.

Cela fait à peu près un mois que nous sommes à Terny, C’est à ce moment-là qu’il est organisé des permissions pour ceux qui ne peuvent aller en France. Le régiment a organisé des séjours de huit jours dans un hôtel à Béni-Saf, une petite ville située à une centaine de kilomètres d’Oran, en bordure de la mer. Les départs ont lieu toutes les semaines. Malheureusement pour moi, mon nom commençant par un T, je fais donc partie du dernier groupe à partir.

Je pars en vacances le 15 septembre. Arrivé à Béni-Saf le soir même, après le dîner, avec les copains, nous allons au cinéma ; je n’ai pas vu de film depuis Brive. Une séquence du film représente un match de boxe. Dans la salle, les avis sont partagés. Les spectateurs sont en grande partie d’origine espagnole, finalement le match se termine dans la salle. Dégoûtés du cinéma, nous allons nous coucher… dans un vrai lit avec des draps, cela ne nous est pas arrivé depuis bien longtemps.

Grande déception : le lendemain matin, un camion vient nous chercher, l’escadron va faire mouvement. Les vacances sont bien terminées.

Le 17 septembre, l’escadron part pour Tlemcen. Embarquement des chars sur wagons, à dix neuf heures. Le convoi démarre en direction d’Alger. En cours de route, une escarbille tombe sur une bâche de chars. Celui-ci prend feu ; le convoi s’arrête et l’incendie est éteint sans trop de dégâts.

Le 19, l’escadron arrive à Hussein-Dey, banlieue d’Alger, tout près de l’école de cavalerie où j’ai passé l’hiver 41 – 42.

Le 21 et 22, nous sommes installés sur une plage : changement des chenilles des chars, vérification de tout le matériel. Nous touchons aussi un paquetage complet de vêtements d’hiver et des munitions. Ça commence à sentir la poudre !

Le 23, direction le port d’Alger et à dix huit heures, embarquement. A vingt heures trente, tout est terminé : arrimage des véhicules. C’est un bateau anglais, beaucoup de monde sur les quais, pas de secret, nous partons pour la Corse.

Les 23 et 24 se passent en mer, nous sommes bien escortés : deux contre-torpilleurs, des avions montrent leur nez ; eux aussi nous protègent.

Quand tout le matériel a été embarqué à Alger, le capitaine nous a donné liberté de manœuvre, le 23 à sept heures, tout le monde était présent : inutile de faire un appel !

Chapitre 9
La Corse.

Le 25, nous arrivons à Ajaccio à huit heures trente, débarquement des chars, à neuf heures trente, tout est terminé. Nous démarrons en direction de Soria ; beaucoup de monde pour nous saluer, ce sont les premiers chars que les corses voient.

Les routes sont très dures, les véhicules et les pilotes fatiguent.

Les moteurs de mon char, le N°65 chauffent anormalement. Nous faisons halte à Venaco, sur la place du village. Cela va me permettre de mettre le pied sur la terre corse. Après vérification, rien d’inquiétant, nous sommes submergés par les habitants du village. Nous repartons. C’est la saison des vendanges et on nous jette du raisin. Nous distribuons des cigarettes américaines (cigarettes achetées par cartouches entières sur le bateau et à des prix très bas).

Arrivée à Soria, bivouac. Le 27, nous partons pour Belgodère, arrivée à minuit. Il pleut et nous passons le reste de la nuit dans le char. Certains équipages ont trouvé refuge dans l’église. Sur les routes corses, très sinueuses, les étapes de nuit sont très dures car nousroulons sans lumières.

Le 1er octobre, nous sommes à St-Florent, avec une mission défensive : protéger St-Florent contre une attaque des Allemands qui occupent Bastia et les hauteurs qui dominent le village (le col du Téghime).

Nous bivouaquons dans une petite vallée près du village de Patrimonio. Nous passons la nuit sous un violent orage. Les Allemands nous bombardent et tout se mélange : orage et bombardement. Il pleut. L’équipage de mon char a trouvé un refuge de bergers, couvert de terre. L’eau traverse rapidement la toiture ; il faut déloger. La vallée s’est transformée en cours d’eau. Tout est mouillé, les tentes, les vêtements, les sacs de paquetage.

Le 3, nous montons au col du Téghime à Barbagio, vers quinze heures. Trois avions allemands viennent nous bombarder et nous mitrailler, nous avons deux blessés.

A seize heures, il en revient quatre, que pouvons-nous faire, nous sommes bloqués : d’un côté les rochers, de l’autre le ravin.

Le 4 à neuf heures quarante cinq, quinze avions américains viennent bombarder Bastia que les Allemands ont évacué dans la nuit, manque d’information !

L’escadron s’installe près du cimetière de Bastia. Il est impossible de se rendre à Bastia, tous les ponts sont détruits.

Au large de Bastia, un gros bateau flambe, c’est le Champagne un bateau mixte de dix mille tonnes. Il va éclairer le secteur pendant deux jours et surtout deux nuits. Il se produit des explosions qui, la nuit, font un vrai feu d’artifice. Plus tard, quand nous serons à Piombino en Italie face à Bastia, les habitants nous diront qu’ils ont vu les lueurs de l’incendie.

Au sujet du bateau, celui qui nous a amené d’Alger à Ajaccio est reparti à Alger chercher le deuxième escadron.

Avec le deuxième escadron devait aussi embarquer un détachement anglais.

L’escadron avait commencé à embarquer ses véhicules, mais messieurs les Anglais ont voulu embarquer les premiers. Donc déchargement des engins français et chargement des anglais. Cela n’a pas porté chance aux fils d’Albion car à l’arrivée à Ajaccio, les véhicules français sont automatiquement sortis du bateau les premiers. Le dernier engin français sorti du bateau, huit avions allemands sont arrivés, ont lâché leurs bombes et le bateau a coulé avec une grande partie des Anglais ! Sur les hauteurs de Bastia, les Allemands ont abandonné beaucoup de matériel. En fouinant, avec un sergent et des tirailleurs, nous découvrons des caisses de conserves. Prudents, nous attachons un long fil de fer aux caisses pour les faire basculer. Nous nous planquons dans un creux de terrain : elles pouvaient être piégées,elles ne le sont pas.

C’est la première fois, que nous sentons l’odeur des Allemands. Cette odeur de patates bouillies nous accompagnera dans tous les cantonnements abandonnés par les Allemands. Chaque troupe a son odeur.

Le 6 octobre, nous rejoignons St-Florent et bivouaquons à un kilomètre du village.

Le 8 octobre, l’escadron rentre à St-Florent. Nous y installons notre cantonnement. Le 19, le général Giraud, vient nous inspecter. Je fais partie des quatre équipages qui lui rendent les honneurs. Il nous salue et entre dans un café pour déjeuner. Nous en profitons pour casser une petite croûte.

Vingt minutes après son entrée, il ressort. Nous nous précipitons pour reprendre nos places devant les chars. Il nous fait signe de ne pas bouger. On apprend qu’il a déjeuné d’une boite de sardines. Pendant plusieurs jours, nous allons rester à St-Florent. Il faut bien s’occuper.Deux copains veulent jouer au navigateur. Pour ce faire, ils ont attaché deux grandes bassines l’une à l’autre et avec cet engin, ils partent faire un tour dans la baie avec pour rames une pelle ; ils ne vont pas loin. Une barque passe un peu trop près d’eux, une vague et le bateau improvisé, coule. Les deux marins d’eau douce rejoignent le port à la nage.

Le dimanche, nous allons à la messe. La chorale des jeunes filles corses agrémente l’office. Ces jeunes personnes ont des voix tellement aiguës que nos pauvres tympans en prennent un coup ! L’harmonium fait vent de toute part. Le lendemain, des copains vont boucher les trous avec du chatterton.

C’est la saison des vendanges. Ces « fumiers » d’Italiens ont miné les vignes, ce qui n’empêche pas des gens courageux ou inconscients d’aller cueillir du raisin pour améliorer l’ordinaire.

Le dimanche, je suis de garde en haut de la citadelle, armé d’une paire de jumelles et d’un téléphone. Je dois prévenir en cas d’incursions d’avions ennemis. Comme je ne connais pas les silhouettes des avions et que le téléphone a un fonctionnement plus ou moins douteux, cela pose problème. Heureusement, aucun avion n’est venu troubler le ciel corse. C’est le départ pour Corte. Dans cette ville, je vais rester deux jours seulement.

Le 22 octobre, je pars avec un lieutenant et quatre copains pour Sartène dans le sud de la Corse ; après une nuit passée à Ajaccio, nous arrivons à Sartène.

A Sartène, nous sommes pris en compte par une compagnie de tirailleurs. Pas de soucis pour la bouffe et le logement.

Nous sommes à Sartène pour récupérer du matériel italien. Une compagnie italienne, des « Bersaglieris », occupe une petite caserne à environ deux kilomètres de Sartène sur la route de Propriano. Cette compagnie est dotée de chenillettes, de blindés légers, camions, motos carburant et munitions. C’est tout ce matériel que nous devons prendre en compte. Les véhicules sont sales. Notre lieutenant refuse de prendre le matériel dans l’état où il se trouve. De là, litiges, sanctions avec interdiction aux militaires italiens de sortir de la caserne. Les tirailleurs se chargent de la discipline et assurent la consigne.

Nous logeons dans le centre ville. Tous les matins, un chauffeur italien vient nous chercher. Il nous ouvre la porte de la voiture, se met au garde à vous et nous salue. Nous montons dignement dans le véhicule. Arrivés à la caserne, la garde italienne nous rend le honneurs. Notre chauffeur descend, nous ouvre la portière en saluant et nous descendons toujours aussi dignement. Nous bichons commedes vieux poux ! Le roi n’est pas notre cousin !

Les « valeureux » soldats italiens sont tombés bien bas. Où est-il le temps où ils bombardaient les civils et paradaient sur leurs motos avec leurs casques à plumes de coqs. Maintenant, ils rampent !

Dans le lot de véhicules, nous avons des blindés Fiat-Ansaldo, des engins qui représentent bien le courage de l’armée italienne. Les quatre roues de ces engins sont directrices ; ils peuvent faire demi-tour sur la route sans faire aucune manœuvre. De plus, ils sont équipés d’inverseurs, un chauffeur à l’avant, un autre à l’arrière, un simple levier à changer de place et l’engin va aussi vite en avant qu’en arrière. Pour se sauver devant l’ennemi, on ne fait pas mieux! Tous les véhicules sont inondés d’images pieuses. Des bons dieux et des bonnes vierges, il y en a partout.

Au bout d’une semaine, nos Italiens capitulent et rejoignent l’Italie.

Nous voilà donc maîtres des lieux. Pendant ces trois mois que nous allons passer à Sartène, cela va être trois mois de vacances. Je crois que notre régiment nous a complètement oubliés. Notre lieutenant a des problèmes de santé et nous quitte. Nous sommes de pauvres abandonnés,

La vie s’organise. Nous ne manquons pas de carburant. Cela va nous permettre de faire des sorties en blindés, en chenillettes et en motos : les motos italiennes sont formidables.

Quand un véhicule civil a des problèmes, on fait appel à notre compétence ! A Sartène, les ouvriers civils sont plutôt rares. Un jour, un camion de livraison est resté enlisé dans une ferme : nous allons avec une chenillette le tirer de sa fâcheuse posture. Nous sommes invités par le fermier qui nous offre de la charcuterie et du fromage corse, arrosés d’un bon vin.

Il nous arrive de prendre chacun un véhicule et d’aller donner un coup de main aux habitants … habitantes de préférence, pour cueillir les olives.

Nous ne sommes que cinq, ce qui nous a permis de faire connaissance avec des familles de Sartène. Nous n’avons aucune contrainte de service à part les repas. Notre liberté est complète. Nos blindés sont équipés d’un canon de 20 mm et nous allons faire des tirs en mer surdes rochers.

Un jour, nous sommes chargés d’une mission assez délicate et dangereuse. Avec notre camion italien, nous devons récupérer et transporter des engins explosifs provenant de parachutage. Personne ne connaît leur fonctionnement.

La récupération se passe bien, mais en passant dans un chemin très étroit, le terrain s’écroule sous le poids du camion qui penche dangereusement. Pour qu’il ne se renverse pas, nous le bloquons avec une chenillette.

Tout l’après-midi, avec un cric et des cales, nous essayons vainement de redresser la situation. Pour comble de malheur, nous pataugeons dans un carré de poireaux : le propriétaire corse se porte bien ! Dans notre malheur, nous avons de la chance. Le soir, le gros camion grue de dépannage du régiment passe par Sartène. Très rapidement, il remet notre camion sur la route. Quel soulagement ~ nous avons un peu joué « le salaire de la peur » ….

Le 10 novembre 1943, nous prenons chacun un blindé et nous nous rendons à Propriano. Là, un peintre peint des cocardes françaises sur nos engins, ce qui nous permet de défiler à Sartène le 11 novembre. Il n’existe qu’une rue principale et le défilé est vite terminé. Pour meubler un peu, nous avons mis un tirailleur dans chaque tourelle, nous sommes applaudis.

Le soir de Noël, nous assistons à la messe de minuit. Ce qui nous surprend, c’est de voir les Corses applaudir les chants. Nous passons le réveillon dans des familles.

Dans mes narrations, je n’ai jamais fait allusion à des histoires de fesses ; je vais quand même en raconter une. Nous avions un copain tirailleur, un Alsacien de pure race, qui fréquentait une petite Corse. Cette jeune personne était atteinte d’un léger strabisme (elle n’avait pas eu ses yeux dans le même bazar) et en plus, il lui manquait une incisive à la mâchoire supérieure. Avec son accent, notre alsacien disait « elle n’est pas cholie cholie mais elle paise pien » !

Dans tout ce que nous avaient laissé les Italiens, nous avons découvert des caisses de fusées éclairantes de toutes les couleurs. Toujours prêts à faire des blagues, un soir, vers vingt deux heures, nous avons inondé le ciel de fusées ! Il parait que les Sartenais ont eu la trouille. Ils croyaient à un débarquement des Allemands.

Un jour, un avion américain, un double queue, a percuté le sol entre Sartène et Propriano. Un peu plus tard, le pilote a été retrouvé mort ; ilavait déjà été délesté de son colt. Les Corses ont la passion des armes.

Le 5 décembre 1943, nous apprenons une mauvaise nouvelle : deux sous-officiers du régiment sont assassinés par un Corse pour une banale affaire de sel. Les camions du régiment qui sillonnent la Corse pour le ravitaillement des escadrons rendent service aux populationsciviles en transportant le sel qui fait défaut dans certaines contrées. Je ne connais pas le fond de l’histoire. Toujours est-il que les deux sous officiers étant attablés à la terrasse d’un café, un homme armé d’un fusil est arrivé et a tué un des deux militaires. Son camarade a voulu poursuivre le tueur. Celui-ci s’est retourné et a fait feu de nouveau, blessant mortellement son poursuivant.

Cette affaire a jeté un froid parmi nous ; la discipline aidant, il n’y a pas eu de suite.

Suivant la tradition Corse, le tueur a pris le maquis et a disparu dans la nature.

Un petit détachement du 9ème régiment de zouaves stationné à Corte est venu prendre livraison de nos chenillettes italiennes. En cours deroute, ils n’ont pas été aidés. Le carburant étant de mauvaise qualité, il a fallu démonter et nettoyer les carburateurs tous les dix kilomètres.

Fin janvier 1944, notre escadron se souvient de notre existence, nous sommes invités à le rejoindre. Ce n’est pas sans quelques petits pincements au cœur que nous quittons Sartène. Nous y avons passé du bon temps et nous nous y sommes fait des amis.

Un de nos camarades a fait la connaissance d’une petite Corse et doit se marier. La date du mariage est fixée. Avec un copain, il nous ademandé d’être ses témoins.

Nous rejoignons notre escadron à Francardo, petit village du centre de la Corse, sur la route nationale de Bastia à Ajaccio, sur les bords du« fleuve » le Golo.

Le copain qui doit se marier est reparti à Sartène. En Corse, à cette époque, il n’existait aucun moyen de transport. Les deux témoins dontje suis, obtiennent une permission de 48 heures pour se rendre à Sartène.

Nous voilà donc partis avec des gars du génie qui nous embarquent dans leur jeep. Après une dizaine de kilomètres, nous sommes bloqués par la neige. Après de nombreuses péripéties, nous arrivons à une dizaine de kilomètres d’Ajaccio. Il est neuf heures du soir et nous sommes tous les deux sur la route, notre petit baluchon sur le dos. Nous apercevons une petite lumière. C’est une petite ferme occupéepar un vieux Corse qui veut bien nous héberger. Nous passons la nuit couchés dans le foin. Le matin, le Corse nous invite à partager son petit déjeuner : œufs sur le plat et café ; et nous repartons à pied. Nous avons la chance de trouver deux soldats américains qui, visiblement, font la foire. Ils cherchent des femmes ! Belle occasion pour nous ! Nous savons qu’à Sartène, il existe une maison close. Après quelques explications, nous embarquons dans le dodge et vogue la galère. Sartène, ce n’est pas la porte à côté ! En cours de route, nous avons eu des sueurs froides. Les deux pieds sur le capot, l’accélérateur bloqué, notre chauffeur fonce sans se soucier des virages qui sont nombreux sur cette voie. Nous arrivons quand même sans pépins à Sartène. Nous indiquons à nos deux Américains la maison qu’ils cherchent et nous disparaissons bien vite car la maison close pourrait bien être fermée !

Nous retrouvons notre copain, sa fiancée et les amis. Le mariage se passe bien. Pour le retour, nous avons des problèmes de transport ! Nous allons à la gendarmerie signaler que nous sommes bloqués, mieux vaut se couvrir.

Après pas mal d’aventures, nous rejoignons Francardo. La première personne que nous rencontrons à Francardo est notre capitaine qui nous dit « mes salauds, vous voilà quand même ». Nous sommes un peu piteux. Avec une permission de 48 heures, nous sommes restés absents quatre jours. Notre capitaine est un chic type. Il fait le geste de se serrer le cou avec les deux mains et dit « il est bien marié, bienpendu », à quoi on répond « oui, il est bien marié », et lui de répondre : « foutez-moi le camp, je ne veux plus vous voir ».

Le premier escadron, après avoir passé une partie de l’hiver à Corte, est arrivé à Francardo le 6 janvier et s’est installé dans ses cantonnements. A Francardo, la vie est calme : quelques exercices de tir, entretien du matériel et service de garde ; c’est là nos principales occupations.

Les distractions sont rares. Aussi, quand un jour, deux jeunes filles corses se crêpent le chignon, il n’est pas question de les séparer. Le cercle des copains serait plutôt là pour les exciter. Elles s’invectivent en Corse. C’est dommage, on ne comprend rien. La bagarre se termine à coups de sabots !

Un autre jour, on demande des volontaires pour donner du sang à une femme malade. Tous les hommes de l’escadron sont volontaires et dix jours plus tard, la pauvre femme avale son bulletin de naissance.

Dès mon arrivée à Francardo, je suis logé avec une dizaine de copains dans une petite maison, sur les bords du Golo. Dans cette maison existe un vieux piano mécanique qui n’a plus de manivelle pour le remonter: une grosse clé à molette fait l’affaire. Il est toujours remonté. A tout moment de jour comme de nuit, dès qu’un gars rentre, il introduit une grosse pièce de deux sous en bronze dans la fente et l’engin se met en route. La journée, ça va, mais la nuit cela perturbe un peu le sommeil !

Pendant une semaine, je quitte Francardo pour aller à Venaco faire un stage sur la mitrailleuse de 50. Je suis logé chez l’habitant

Pendant une journée, je retrouve mes chenillettes italiennes de Sartène. Je suis chargé de faire passer le permis de conduire sur chenillette à des éléments du neuvième zouave casernés à Corte. Une journée passée en chenillette et en tout terrain : le soir je suis légèrement courbaturé…

Un soir, nous sommes devant notre local. La nuit est sombre, tout à coup un éclair, puis le bruit d’une explosion. Un avion américain a percuté la montagne. Le lendemain, une équipe est envoyée sur place : aucun survivant.

Le 1er février 1944, je suis nommé sous-officier. Cette nomination va peut-être avoir une grosse influence sur ma vie future. Je m’explique : dans un peloton, il y a cinq chars. Dans chaque char, un équipage de quatre hommes. Le chef de peloton (qui commande en même temps un char) est officier ou adjudant-chef. Depuis, que nous avons touché le matériel américain, j’ai toujours été brigadier-chef, tireur dans le char du sous-officier adjoint au chef de peloton. Les cinq tireurs sont tous brigadiers ou brigadiers-chefs, donc la moitié des hommes est gradée. Depuis la création de l’escadron, je suis affecté comme tireur dans le char 65, le char du sous-officier adjoint. Dès que j’ai été nommé sous-officier, j’ai pris place dans le char du chef de peloton et le tireur du chef de peloton a pris ma place dans le char 65.

Comme je le raconterai plus tard, le char 65 c’est à dire mon ancien équipage, sera détruit par une arme antichar ; le chef de char sera tué, le pilote sera carbonisé dans le char qui a explosé et pris feu, l’aide pilote blessé, le tireur (qui avait pris ma place) sera gravement brûlé et blessé, il sera par la suite amputé d’un bras. Ce camarade sera évacué et soigné en Algérie. Quand sera venu le temps de la convalescence,

lui qui est originaire de Clermont-Ferrand choisira d’aller en Corse dans une famille qu’il avait connue pendant notre séjour dans l’île de beauté. Là, il s’est marié avec la fille de la maison. J’ai retrouvé ce copain 35 ans plus tard. Il était devenu aussi Corse que les Corses ; je crois même qu’il a été maire de son village. Si j’avais été à sa place, peut-être que moi aussi, j’aurai demandé à partir en convalescence en Corse dans une famille que j’avais connue et peut-être que moi aussi ?…

Maintenant, je prends mes repas à la popote des sous-officiers ; j’ai mchambre chez l’habitant. Nous sommes deux à être logés chez Madame Sanguinetti. Nous y sommes très bien. Un seul inconvénient : nous devons planquer notre dentifrice, car MadameSanguinetti a une petite-fille de huit ans qui prend notre dentifrice pour du chewing-gum.

A Francardo, il existe une usine désaffectée. Trente cinq ans plus tard, je l’ai retrouvée dans le même état. Sur le toit de cette usine se trouvait une belle grosse cloche. Deux copains, des plaisantins, sont allés descendre la cloche, chaque midi, elle sonne le rassemblement pour le repas.

Vers le début de février, nous avons un travail assez difficile à exécuter : changer les chenilles de nos cinq chars. Jusque là, les patins étaient en caoutchouc ; maintenant, nous allons les équiper avec des patins en acier ; toutefois, ceux-ci rendent la conduite plus délicate sur le macadam et les voies pavées.

Deux sous-officiers ont organisé une soirée récréative qui doit avoir lieu le 23 mars à 21 heures. A 15 heures, le capitaine est avisé dudépart de l’escadron pour le lendemain. La soirée a lieu quand même. Chacun doit récupérer tout son barda, comme le linge qui est à laverchez la voisine. La nuit est assez agitée! …Le 24 mars, c’est le départ pour Ajaccio, à une centaine de kilomètres. Un char équipé de chenilles en acier dérape dans un virage et tombe dans un ravin. La carrosserie est solide et les dégâts sont minimes. Le camion-grue du régiment le tire de sa fâcheuse position.

Le soir, nous arrivons à Ajaccio. Nous allons camper sur les hauteurs, en dehors de la ville, le port étant une trop belle cible.

Le 26, c’est l’embarquement sur un LST américain ; le char accidenté nous a rejoints. A 19 heures, tout est terminé. Nous allons passer la nuit sur la route Ajaccio – îles Sanguinaires.

Chapitre 10
L’Italie.

Le 27 mars 1944 à 6 heures: embarquement du personnel, 8 h 30, c’est le départ. Après avoir franchi les bouches de Bonifacio, nous passons la journée en mer.

A 19 h 30, nous arrivons à Pouzzoli en Italie à une dizaine de kilomètres de Naples. A 20 h 30, débarquement du personnel et du matériel, tout est terminé à 23 heures. Déjà des Napolitaines nous offrent leurs « avantages » ; mais nous avons d’autres chats à fouetter que de nous occuper de leurs fesses : ce sera pour plus tard. Pour nous, il est urgent de s’éloigner le plus vite possible de ces lieux : un port est toujours vulnérable. A minuit, nous quittons Pouzzoli et allons camper à une dizaine de kilomètres de Naples.

Le 29 : après avoir fait une étape d’une trentaine de kilomètres, nous arrivons à Frignano où nous installons notre cantonnement.

Le soir, au rassemblement journalier, on nous distribue des capotes anglaises (le mot préservatif n’est pas encore entré dans notrelangage). Ces petits capuchons extensibles nous seront très utiles, non pour leur destination primitive, mais pour protéger les canons de nosmitrailleuses de la poussière. Nos canons de mitrailleuses sont certainement plus gros que les membres virils pour lesquels ils étaientprévus. Pour nous, ils font bien l’affaire : c’est de la bonne marchandise. Le surplus sera distribué aux petits Italiens qui en feront des ballons.

A Frignano, nous sommes reçus dans une famille italienne. En fin de campagne, nous y repasserons. Malheureusement, la moitié seramanquante.

Le 30 mars, nous avons une prise d’armes qui se passe dans un grand terrain. Présentation à l’Étendard. Le colonel fait un petit discours à l’ensemble de la troupe. Il réunit les officiers, puis les sous-officiers et nous dit ceci : « la seule chose que je vous demande, c’est de retenirvos hommes ». Ces paroles en disent long sur l’état d’esprit qui nous anime !

Le 1er avril, nous quittons Frignano pour nous rendre à Miéli à soixante douze kilomètres. Miéli est situé à dix huit kilomètres de Cassino. Cassino, occupé par les Allemands, est le verrou qui bloque la route de Rome. Toutes les armées alliées ont échoué dans leurs attaques contre Cassino. Sur la route de Frignano à Miéli, on aperçoit les ruines de l’Abbaye de Saint-Benoît.

Du 1er avril au 6 mai, nous allons bivouaquer à Miéli, petit village situé aux pieds des monts Aurici. Pendant cette période d’environ un mois, ça va être la préparation de la grande attaque : réparation des routes, des ponts, cours de déminages, reconnaissance d’itinéraires, et de la tête de pont du Garigliano. Pour réparer les routes, il faut des pierres. Pour ce faire, il a été ouvert une carrière. Ce sont des Italiens qui y travaillent. Tous les jours, à midi, une voix s’élève : « alerta la mina ». Tous les hommes présents se précipitent pour se mettre à l’abri ; les pierres tombent de tous côtés, les tentes et les bâches de camions en prennent un coup.

A Miéli, nous avons eu un mini scandale. Tous les hommes, surtout les officiers, ne sont pas contents quand ils apprennent que c’est un deuxième classe qui a secrètement été désigné pour lire tout le courrier et si nécessaire le censurer…

Je n’ai jamais compris comment nos téléphonistes pouvaient s’y retrouver quand on voit sur le bord des routes, des chemins et mêmeen plein champs, le nombre énorme de fils qui sillonnent le terrain.

A Miéli nous ne subissons aucun bombardement.

Le 6 mai à 22 h 30, nous quittons Miéli pour nous rendre en bivouac à Saint-Félice près de Sessa-Aurinca où le général Juin a installé sonP.C. Le déplacement s’est effectué par pleine lune tous feux éteints.

Le 11 à 23 heures : gigantesque action d’artillerie. Deux mille canons entrent en action en même temps. Les projectiles passent au-dessus de nos têtes. Le ciel est envahi d’une lumière extraordinaire. La nuit qui était très noire est rayée par les balles traçantes. Des milliers d’obus éclatent et éclairent les contre-forts de la montagne. C’est un spectacle hallucinant, irréel. Au loin, des lance-flammes se lancent dans la partie. C’est absolument affolant ; comme feu d’artifice, il est impossible de faire mieux ! On se fait tout petit dans ce déchaînement de bruit, de fumée, d’explosion, de lueurs de toutes couleurs ; en face, ils doivent « déguster » quelque chose… De notre emplacement, on commence à discerner l’action de l’infanterie. Il est possible de voir l’avance des tirailleurs grâce aux balles traçantes.

On distingue nettement la différence de cadence des mitrailleuses allemandes et américaines. Les mitrailleuses allemandes ont un tir plus rapide, plus haché. On devine aussi les cris et hurlements des tirailleurs déchaînés qui doivent semer la terreur chez les défenseurs de la ligne « Gustav ».

L’attaque a lieu sur tout le front, américains, anglais, canadiens, tous y participent. Une chose assez curieuse : quelques secondes de silence et les rossignols se mettent à chanter !

Le ciel est envahi de lucioles, ces petites mouches lumineuses comme les vers luisants ; nous avons l’impression de voir des cigarettes allumées qui se promènent dans le ciel.

Le quatrième R.S.M. a été mis à la disposition de la troisième division d’infanterie algérienne du général de Monsabert, c’est le ferde lance de la division. Plus tard, il rejoindra sa division, la quatrième division marocaine de montagne.

Le 12 mai, nous sommes à l’entrée de Castelforte. Castelforte est un point stratégique ; au-delà de cette ville, les défenses sont moins importantes. Castelforte est un goulet qu’il faut absolument franchir. Aussi, les allemands défendent l’endroit avec acharnement. Pour prendre cette place forte, il faudra l’investir maison par maison. La population qui a été réveillée et surprise en pleine nuit par le bombardement est complètement hébétée, abrutie. Les gens ne réalisent pas ce qu’il leur arrive.

La mission de nos chars est la reconnaissance. C’est d’attendre que la voie soit dégagée pour foncer vers le nord, vers Rome.

Quels que soient les événements, il existe des besoins naturels qu’ilfaut bien satisfaire ! C’est ce qui m’est arrivé ce matin-là. Je suis descendu du char pour soulager mon ventre derrière une murette. Au moment où j’avais le « cigare au bord des lèvres », je me suis trouvé entouré d’éclatement d’obus ; je ne sais pas comment j’ai fait mais jeme suis trouvé propulsé dans la tourelle du char. Là, j’étais à l’abri des éclats.

Si je m’étais fait tuer, on aurait mis sur ma tombe: « mort pour la France », heureusement sans préciser dans quelles circonstances …

A notre arrivée en bas de Castelforte, il est une image que je n’oublierai jamais : un jeune militaire français entièrement nu est étendu contre un talus, il est vivant, il a les bras en croix, ses deux jambes sont sectionnées au-dessus de la cheville, apparemment, aucune trace de sang. Nous, on passe, on ne peut rien faire, qu’est-il devenu ? Il avait certainement sauté sur une mine.

Le 13 mai, nos chars participent au nettoyage de Castelforte.

[ Début de mon carnet de notes prises en Italie ].

Manque de pot, le débarquement est un bobard. Nous apprenons que le char de l’adjudant Coussot a été mis en bombe par trois « 88 »; Castagnes est tué sur le coup, Coussot est blessé et ne survivra pas. Joya et Andreu bondissent du char et tombent sur les Allemands mitraillettes au poing ; quoiqu’assez sérieusement blessés, ils ne perdent pas leur sang froid et braquent leurs armes sur les Allemands qui se rendent aussitôt.

Le soir, nous allons prendre position à Caréna pour défendre un pont que le Génie répare. Nous passons une nuit blanche et le matin avant le lever du jour, nous prenons place dans le cimetière, où nous cassons la croûte.

Le 15 mai à six heures et demie, nous partons en patrouille, direction Castelnuevo. Nous sommes seuls dans la nature, quatre chars et deux scout-cars, tout est calme. Ce calme est plein de menace. En arrivant dans un virage, le char de tête est mis hors de combat par un 88 et prend feu, comme nous le saurons quelques instants plus tard. Rouquette le pilote est carbonisé (c’était un jeune appelé du Maroc), le chef Toesca blessé ne survivra pas, le tireur Delaire et l’aide-pilote sont gravement blessés (Delaire aura un bras amputé).

Nous sommes donc stoppés sur la route dans une coulée bordée de maquis épais. Le deuxième char se planque et tire sur des maisons. Mon char, le 62, est en troisième position ; tout-à-coup, l’aide-pilote (Maurice Deschamps) aperçoit des bottes qui dépassent d’un fourré. Il envoie une rafale de mitraillette et plusieurs Allemands se lèvent les bras en l’air. Aussitôt, les deux chars mitraillent tous azimuts, et ça y va à la manœuvre. Par bandes, les Allemands arrivent de tous côtés (72), nous ne sommes plus que 12 : ce n’est pas très rassurant. Heureusement un peloton arrive ainsi que deux Sherman américains.

La danse continue, les nouveaux arrivants se mettent de la partie. Ça crache de tous côtés. Le char de Musset est en panne et refuse énergiquement de démarrer.

On récupère revolvers et pistolets ainsi que les montres. Les prisonniers font une drôle de bouille. Certains, des Yougoslaves, sont heureux d’en avoir fini avec le baroud.

Deschamps qui est partout à la fois, voit un Autrichien qui ne veut pas lever les bras ; il lui envoie une balle dans la jambe ! Cinq minutes plus lard, il lui faisait un pansement. Tout se calme un moment. Mon char est rangé contre un grand talus. L’adjudant-chef Lay est avec moi dans la tourelle ; tout à coup, nous entendons une rafale, puis deux fortes explosions, le char est secoué, des pierres tombent dans la tourelle, Nous nous faisons tout petit. Le silence revient. Deux bombes sont tombées à une vingtaine de mètres du char et à dix mètres d’un canon d’assaut. C’était parait-il, trois stukas poursuivis par la chasse américaine. Cela s’est passé si vite qu’on n’a pas eu le temps de réaliser. Nous avons trois blessés : Baumgarth, Perez et le pilote du 62, Kling, un Alsacien assez gravement atteint. Le char 66 est à son tour indisponible. Résultat de l’engagement: sur 16 hommes, nous avons deux tués, cinq blessés et il nous reste un char sur quatre. Nous passons l’après-midi au même emplacement. Nous sommes tous crevés de fatigue et n’avons même pas le courage de manger.

Le soir, nous rejoignons le village de Castelnuevo où nous passons une nuit reposante. Ce matin, le premier peloton est monté en ligne. Nous avons remisé notre char sous un abri et attendons les  événements. Nous avons réussi à trouver de l’eau pour notre toilette. Nous sommes maintenant frais et dispos, prêts à remettre ça. Les chars 64 et 66 sont partis pour être réparés.

Le 13 au soir, la radio de Londres annonçait la prise de Castelforte alors qu’une grande partie de la ville était encore aux mains de l’ennemi. Notre commandant nous a dit de prendre la ville entièrement afin de ne pas faire mentir le communiqué de la radio.

Histoire vécue : Deschamps ramasse un parabellum sur un prisonnier et, ayant cette arme à la main, il va donner un renseignement à unaméricain, chef d’un Sherman. L’Américain voyant l’arme demande « pistolet souvenir ? » à quoi Deschamps répond, joignant le geste à laparole (un geste bien spahi) : « tiens, mon con de sidi ! ».

Le 16, nous passons la journée près de Castelnuevo. Le soir, le spahi Rigoulot nous rejoint et vient comme conducteur. Baumgarth, après avoir été soigné, nous rejoint le soir.

A la tombée de la nuit, nous partons avec le deuxième peloton en direction de St-Georgio ; le char 65 brûle encore. Nous passons près des deux canons anti-chars qui ont démoli le 65. Ils gisent sur le côté de la route. Ils sont, semble-t’il, transpercés. Sans doute est-ce Duval (le tireur du 66) et ma pomme qui avons fait ce travail de précision.

Nous passons la nuit sur le bord de la route. La nuit est chaude et ça sent le cadavre. Les tirailleurs patrouillent toute la nuit. Je prends ledernier quart.

L’artillerie alliée tonne plein tube, par contre aucune réponse en face. A 5 h 30, nous reprenons notre mouvement en avant. Nous arrivons dans un petit village où nous faisons la jonction avec les troupes gaullistes. Nous camouflons nos chars sous des arbres. Avec Rigoulot, nous allons chercher de l’eau dans un village voisin, petit coin tranquille où les habitants semblent ignorer la guerre.

L’après-midi, nous recevons des obus sur la tête. Ce sont ces fameux mortiers genre orgues de Staline. Les avions pilonnent les arrières allemands.

A ce sujet de la bagarre du 15, on nous a homologué 72 prisonniers avec armes et bagages.

Ce matin, nous avons entendu une bataille de chars dans la plaine.

Le soir, nous démarrons. Après avoir fait quelques kilomètres, contre ordre, nous revenons à notre point de départ pour passer la nuit.

Au réveil, nous partons en direction d’Espéria. Sur la route, nous rencontrons des cadavres allemands. Nous passons la journée sur la route près d’un pont coupé.

Le soir à la nuit tombée, nous partons. Nous traversons Espéria, un grand nombre de véhicules allemands détruits gênent la circulation.Nous passons la nuit sous des arbres. Les mortiers allemands cognent tout près.

Le matin, nous repartons près du deuxième escadron. Dans la matinée, nous partons en reconnaissance avec le chef Karcher et quatre hommes à pied plus deux jeeps. Le char 56 marche en tête, tout est tranquille pendant deux kilomètres. Tout à coup, nous recevons des coups de mortiers et de mitraillettes.

Des branches et des feuilles sont sectionnées juste au-dessus de ma tête. Les coups viennent d’un groupe de maisons à notre droite, nous apercevons même quelques types. Aussitôt, nous ouvrons le feu. Notre mission est accomplie mais il faut faire demi-tour et la route étroite ne le permet pas. Nous faisons marche arrière, le char Karcher continue à tirer, il se replie enfin et nous décrochons en vitesse.

Nous rejoignons notre bivouac où nous subissons un bombardement en règle. Le quatrième escadron a deux tués et plusieurs blessés. Je reçois une grosse pierre sur le mollet, ma mitrailleuse de D.C.A. a la hausse enlevée par un éclat.

L’après-midi, nous allons prendre position face à une plaine comme défense antichars, il tombe de l’eau. Nous recevons ensuite l’ordre de faire face à un débordement de l’infanterie ennemie.

Le soir, nous sommes rejoints par deux pelotons du 3ème escadron avec mission de nettoyer le secteur de ce matin ; nous pénétrons de trois kilomètres dans les lignes ennemies : un tué au troisième escadron. La nuit nous menace : il faut rentrer. Nous ramenons onze prisonniers. Je ramène deux officiers sur la plage arrière de mon char.

Le soir, nous rejoignons le PC du capitaine où nous passons la nuit. A trois heures du matin, nous partons au repos en direction d’Ausonia. Nous arrivons à six heures et demi, il tombe de l’eau ; nous dormons dans une baraque.

On nous réveille, contre-ordre, nous allons rejoindre la 4ème DMM (notre division). Jusqu’à ce jour, nous étions détachés à la tête de la3ème DIA du général de Monsabert.

Nous faisions le plein de munitions et de vivres, nous touchons même du beurre. Nous partons à cinq heures par la voie Apienne. Nous perdons le caoutchouc d’un galet ; le dépannage suit et fait la réparation. Nous arrivons au bivouac à dix kilomètres, où nous passons une nuit reposante.

Hier, nous avons fait les vidanges. Le 21, on ne fait rien. Nous dormons.

Le premier peloton part en mission. Un char se renverse. Blanquart est blessé d’un éclat. Nous passons la nuit au même emplacement. Le 22 mai, le deuxième peloton part à trois heures et demie du matin. La ville de Pico est prise. Le 20, notre colonel de Lambilly a été tué.

Ce matin, nous démarrons en direction de Pico. L’après-midi, le chef Gillet nous rejoint avec comme tireur Rigoulot.

L’après-midi, nous procédons au nettoyage de Lenola à gauche de Pico. De nombreux prisonniers sont faits. Un mitrailleur ennemi tient toujours dans l’église. Un blessé allemand est sous le feu, il crie sans arrêt.

Les tirailleurs du troisième RTM s’approchent. Les chars crachent leurs obus, c’est l’assaut final. Des cris, des hurlements ! Comme des forcenés, les tirailleurs foncent et font près de soixante prisonniers. Duval est blessé par un éclat. Baumgarth a son casque de char traversé par une balle. A la tombée de la nuit, il reste encore quelques Allemands en haut du village. L’attaque a été dirigée par le capitaine Van Nuxem qui deviendra général. Nous reculons un peu nos chars pour être à l’abri de toute surprise ; la nuit est assez calme.

Le 25 au matin, nous ramassons tous les civils. Le 50 et le 66 prennent position pour soutenir le génie. Je nettoie mes armes.

Le troisième escadron comprend sa douleur, il me reste deux voitures sur dix.

Dans le village, les boches ont empoisonné les puits. On ne trouve de l’eau qu’au monastère où toutes les femmes se sont réfugiées. Nous apprenons la mort de Coussot et de Masquer. Le chef Ansman et Spanu sont gravement blessés.

Le premier peloton traverse le village et monte en reconnaissance avec le capitaine de Farcy qui est blessé. A la tombée de la nuit, nous partons en direction de Vallecorsa. Nous passons la nuit en haut d’un col. Au lever du jour, le 26, nous reprenons notre mouvement en avant, Nous rencontrons le premier peloton. Nous débordons Vallecorsa par la gauche et sommes arrêtés par une coupure naturelle. Le capitaine nous rejoint et part avec l’adjudant-chef faire une reconnaissance afin de trouver un passage. Ils font trois prisonniers. Les Allemands ont évacué le village.

Pendant ce temps Deschamps réquisitionne trois lapins que je dépouille, du vin, des pommes de terre nouvelles, cela change des conserves.

Les tirailleurs du deuxième RTM nous ont rejoints : ils réparent un passage pour les chars. Après avoir fait un crapahute du diable, nous rejoignons enfin la route derrière le patelin.

Nous partons en reconnaissance en direction de Castro-de-Volci. Nous faisons deux kilomètres et nous sommes arrêtés par deux coupures, nous tirons sur des maisons suspectes. Le capitaine a pris la place de l’aide-pilote, nous restons pour appuyer l’infanterie et protéger le bulldozer. Les Allemands commencent à nous pilonner. Le soir, nous faisons un bon repas. Toute la nuit, les Allemands nous cognent dessus.

Le matin du 27, nous reparlons en avant, le char du chef Gillet en tête. Il est de nouveau arrêté par une coupure, passe, mais saute sur une mine sans trop de dommage pour l’équipage. Nous sommes de nouveau bloqués. Les obus tombent sans arrêt. On nous tire à vue. Une mitrailleuse tire sur le virage où je suis. Le service cinéma de l’armée vient prendre quelques images de l’action.

Je suis debout dans la tourelle. Un sifflement et je baisse la tête. Un obus me brûle dans le dos et va se ficher à deux mètres derrière le char, blessant un tirailleur.

A dix heures, la route est dégagée, l’adjudant-chef nous fait signe : moteurs en route. Il part avertir Musset. A ce moment, arrive une rafale d’obus. Nous fermons nos portes. Quelques secondes passent, nous rouvrons nos portes : l’adjudant-chef Lay est étendu à terre, blessé à mort. Criblés d’éclats, Deschamps et moi, nous nous précipitons pour le mettre à l’abri. Il respire encore faiblement et fait entendre de légers gémissements, mais ses yeux se retournent déjà, nous le débarrassons de son ceinturon. Baumgarth arrive. Il va avec Deschamps chercher une voiture. Je reste seul. Un dernier sursaut et la mort a fait son œuvre. Les obus tombent toujours, je suis collé contre le rocher ; je ferme les yeux du mort. Un lieutenant du Génie passe et me propose d’aller chercher du secours, je lui demande d’aller prévenir le chef Gillet qui est plus en avant, chose qu’il fait aussitôt. Je trouve le temps bien long. Deschamps revient enfin. A nous deux, nous saisissons le corps, dans le virage en pleine vue de l’ennemi. Nous tombons à genoux : les balles nous sifflent aux oreilles. On se regarde et on repart, on peut dire que nous deux, nous avons la « Baraka ». Nous arrivons quand même à rejoindre une jeep de tirailleurs qui se trouve un peu plus haut. Baumgarth et Deschamps accompagnent le corps.

Je rejoins les chars où je rencontre Gillet et Musset. Ils sont déjà au courant des faits.

Vers dix heures, nous repartons en avant. Nous nous arrêtons en vue de Castro-de-Volci, une compagnie du deuxième RTM est avec nous. Nous passons le reste de la journée à cet emplacement, au milieu d’une dizaine de chevaux crevés (tués) qui sentent la charogne ; avec la chaleur, nous avons l’impression qu’ils bougent. Les Allemands canardent surtout la vallée à notre gauche. Vers minuit, un lieutenant du Génie veut à tout prix faire passer un convoi de 35 camions. Nous avons un mal de chien à lui faire comprendre que les Allemands sontà cent mètres de nous.

Toute la nuit, les Allemands continuent à nous canarder.

Le 27, nous sommes réveillés en fanfare, une pluie de mortiers nous tombe dessus. Nous nous précipitons dans un abri sous la route.

Les abris sont faciles à repérer, ils sont signalés par un pieu dont la tête est enveloppée d’une poignée de foin. Ce sont les Allemands qui les ont placés au bon endroit, certainement qu’avec leur départ précipité, ils n’ont pas eu le temps de les enlever.

Vers huit heures, un sergent des tirailleurs vient nous indiquer où se trouve un observatoire ennemi, sur la colline à notre gauche. Nous envoyons une cinquantaine d’explosifs ; des types se sauvent et nous tirons à la mitrailleuse. Un peloton de chars américains vient semettre à la disposition du chef Gillet, nous faisons alors une concentration de feu impeccable vers dix heures.

Vers onze heures, nous apprenons que trois Allemands occupent un petit bois à gauche de l’observatoire. Nous leur envoyons quelques pruneaux ; un type sort du bois, un vrai champion du cent mètres !

L’après-midi, l’adjudant-chef Lhote vient nous chercher. II s’agit d’aller sur une route faire une reconnaissance avec des pantins sur les chars pour faire dévoiler des armes automatiques. Nous faisons environ trois kilomètres, volets fermés, en conduite avec périscope, ce dont nous n’avons pas l’habitude. La visibilité est trop mauvaise. Heureusement, tout est calme. Nous revenons et là, on nous apprend que la route n’avait pas été reconnue.

Le soir, nous remontons vers Vallecorsa. Nous passons la nuit sur le bord de la route. Le matin, nous partons au repos dans un bois près d’Amaseno. Le 31, je prends le commandement du char 65 avec Taragonnet comme pilote et Perret comme tireur, l’aspirant de Baracé prend le commandement du peloton.

Le soir, nous partons sur la route de Sezze où nous bivouaquons dans une ferme où nous sommes très bien. J’ai un moteur qui « déconne ». On me change le char et on m’en donne un avec une tourelle ronde.

Le 12 juin 1944, nous faisons mouvement près du lac Némi : départ six heures et arrivée vers onze heures. Je m’arrête sur la route, mes moteurs chauffent. En attendant qu’ils refroidissent, nous cassons la croûte. Le 14, je vais en permission à Rome.

[ Fin du Carnet d’Italie ].

Le 14 juin, je vais donc en permission à Rome. Avec une dizaine de copains, nous visitons St-Pierre et là nous avons la chance de rencontrer le Pape Pie 12. Il est accompagné de quelques gardes suisses en grande tenue. Nous mettons un genou à terre : il nous faitaussitôt signe de nous relever, nous parle et nous fait remettre à chacun un chapelet que je garde précieusement.

Nous visitons aussi le Château St-Ange, le Colisée, la place de Venise. Nous y reviendrons.

Le 15 juin, nous sommes en alerte. Nous devons être prêts à faire mouvement.

Le 16 juin 44, nous partons. Mon char fait quelques centaines de mètres et, à la sortie du bivouac, saute sur une mine. Le char a une chenille brisée et des galets de roulement hors d’usage.

Quelques instants plus tard, arrive la jeep du service dépannage. A son tour, elle saute sur une mine, trois blessés dont l’adjudant américain, notre instructeur.

Dans mon char, l’équipage n’a pas de blessé. Le midi, je touche un nouveau char et ça repart. Nous quittons les rives du Lac Némi ; nous sommes sur l’itinéraire: Némi – Rome – Viterbo – Capodimonte sur les bords du lac Bolséna, Valentano.

Le soir, bivouac à quinze kilomètres de Manciano. Nous avons parcouru cent quatre-vingt-dix kilomètres. Nous ne faisons plus de la reconnaissance, maintenant c’est de la découverte. Les Allemands ont effectué un grand repli. Attention, les armes antichars nous attendent certainement au coin d’un bois.

C’est ce qui arrive le 18 au char d’un copain. Il est détruit par un canon qui a dû le tirer à 800 mètres : trois blessés ; le pilote sera amputé d’une jambe.

Le 19, nous travaillons avec l’infanterie.

Le 20, nous sommes à Monticelo pour y passer la nuit.

Le 21, la jeep du capitaine saute sur une mine. Le capitaine est blessé et, malgré son refus, est évacué.

Le 22 juin, nous arrivons sur les bords de la rivière l’Ombronne. Les ponts ont sauté. Les chars descendent dans le lit de la rivière, font une centaine de mètres dans le milieu, virent à droite et franchissent la rive opposée. C’est assez délicat comme manœuvre : il faut faire attention à ne pas s’embourber. Malgré ces petits problèmes, nous avançons toujours.

Le 23, nous sommes à St-Giminiano où nous passons la nuit.

Le 24, avec deux chars et une jeep, nous avons pour mission d’aller reconnaître le village de Casale, un village situé sur une hauteur assez loin de la ligne de front. Après quelques minutes d’observations, il faut foncer sans s’occuper de ce qui se passe à droite et à gauche. La route fait une courbe, dans cette courbe, un groupe de maisons, on aperçoit très bien le village.

Le premier char fonce suivi de la jeep et de mon char. Je vois la jeep faire des zigzags, les occupants se baissent. Plus tard, ils me diront qu’une mitrailleuse leur tirait dessus et que la route était minée. Avec les deux chars, nous avons eu de la chance de ne pas sauter.

Nous entrons dans le village où tout semble désert. Notre artillerie nous tire dessus, la radio entre en action et tout se calme. Nous sommes douze hommes complètement isolés dans le village. Un petit groupe va faire une reconnaissance à pied. Le seul être vivant que nous rencontrons est un brave chien qui nous fait la fête. Nous nous installons sur la défensive.

Le village étant sur une hauteur, du côté opposé à notre arrivée, et le terrain légèrement boisé allant en déclinant il est impossible de poster un char dans cette direction. J’enlève ma mitrailleuse de DCA et je l’installe dans une maison, dans l’embrasure d’une fenêtre. Pour ce quiest de la hauteur, je la place tout simplement sur une commode. On nous a toujours dit qu’il fallait savoir utiliser le terrain !

Dans la maison, sur un petit meuble, trône une superbe casquette d’officier italien, je la mets sur ma tête, c’est ma pointure et je la garde !

Nous passons tout l’après-midi dans le village sans être inquiétés. Le lendemain, sept soldats allemands seront découverts dans une cave.

Dans la soirée, je m’installe pour faire un brin de toilette et me raser. J’installe sur le côté du char un quartier de glace qui provient des projecteurs de Bastia. Je suis tranquillement à l’œuvre quand arrive un commandant d’artillerie. Il cherche un observatoire pour guider les tirs. Je le salue et il se met à rire. C’est seulement à ce moment là que je me suis rendu compte que j’avais toujours la casquette italienne sur la tête.

Ce jour-là (je ne me souviens plus de la date), nous sommes sous le commandement direct du commandant Dodelier. Le commandant Dodelier a pris la direction du régiment depuis la mort du colonel de Lambilly (plus tard, il sera nommé général et deviendra Gouverneur militaire de Paris). La route est minée ; les orgues de Staline nous bombardent ; le commandant pousse une gueulante : « tout le monde dans les chars, tout le monde à l’abri !». Comme tenue, il a un casque anglais, une chemisette américaine, un short allemand, les pieds dans des sandales ! Il grimpe sur un talus, indifférent aux obus qui éclatent autour de lui, jumelles aux yeux, il cherche à voir d’où viennent les coups.

Le 26 juin, il se passe un événement assez pénible. Un peloton est envoyé dans la région de Casale pour y rétablir l’ordre car il y a eu des scènes de pillage et de viols. Un brigadier marocain du peloton de commandement accusé de viol et de pillage est jugé et fusillé dans le village en compagnie de quatre militaires d’autres unités.

Au régiment, on ne badine pas avec la discipline.

Le 27, mon char est la cible d’un canon antichar. Plusieurs perforants passent à moins de deux mètres du char. On voit leur traînée dans la terre. Un autre projectile se fiche dans le talus. Nous l’avons échappé belle !

Un jour, nous arrivons dans un village. Les civils sont invisibles. Je rentre dans une maison ; sur la table se trouve un sac contenant des papiers et surtout des billets de banque. Dans sa précipitation, l’occupant a laissé toute sa fortune sur la table. Le soir, les gens reviennent. La jeune femme, qui avait oublié son sac, rentre en possession de son bien. Je pense qu’elle gardera un bon souvenir des soldats français

Un jour, toujours en avant-garde, nous arrivons en vue d’une belle et grande maison, un peu comme un château. Nous marquons un temps d’arrêt pour observer. Quelle n’est pas notre surprise de voir de charmantes personnes en tenues d’été, arriver avec des plateauxchargés de rafraîchissements. Nous sommes arrivés dans la demeure d’un général italien qui avait combattu en 1914/1918 au côté des Français. Nous avons aussi la surprise de rencontrer un officier d’artillerie qui est là depuis quarante huit heures, en plein milieu des lignes allemandes. L’emplacement était idéal pour renseigner l’artillerie.

Nous nous installons dans les communs pour passer la nuit. Avec de la bonne paille, nous allons enfin pouvoir dormir. Par manque de chance, quand tout est bien installé, nous recevons l’ordre de continuer notre avance.

Un jour, nous sommes en tête avec trois chars. Nous sommes en vue d’un village situé sur une hauteur. Nous n’avons pas reçu l’ordre de pénétrer dans le village ; nous sommes en attente. Un photographe du service cinématographique de l’armée nous rejoint avec sa jeep. Il veut absolument entrer dans le village. Impossible de l’en dissuader, il avance avec sa jeep. Il n’a pas fait deux cents mètres qu’il est pris sous le feu d’une mitrailleuse placée dans un endroit que nous ne pouvons atteindre. L’homme réussit à se jeter dans un fossé et, en rampant, nous rejoint. Pendant une heure, il va nous casser les pieds car tout son matériel est resté dans la voiture. Il nous demande d’aller le chercher. Finalement sous la protection d’un char, nous récupérons le matériel ; quant à la voiture, ce sera pour plus tard.

Je crois que c’est le 24 juin notre dernier jour de combat en Italie. Nous sommes sur la route en un point assez élevé. Nous avons traversé le lit d’une rivière à sec, le pont étant détruit. Nous avons garé nos chars dans la cour d’une ferme Les Américains viennent nous remplacer. Ils sont équipés de blindés sur roues. Ils sont là, rangés sur la route, mâchant nonchalamment leur chewing-gum, quand tout à coup arrive au galop un superbe taureau blanc avec des cornes très longues. Il s’arrête, observe et fonce dans leurs véhicules. Nous, on semarre ; pas pour longtemps car il nous a repérés et fonce sur nous. Un escalier en pierre donne accès au 1er étage de la maison. En débandade on y grimpe en vitesse. Le taureau nous regarde et repart d’où il était venu.

Bravo, un simple taureau toscan a mis en déroute l’armée américaine et l’armée française !

Nous allons quitter la ferme. Pour nous la guerre en Italie est terminée et nous allons partir au repos. Demi-tour, une jeep me précède d’une dizaine de mètres. Elle va traverser le lit de la rivière où sont passés de nombreux véhicules français et américains. Tout à coup, le drame : la jeep saute sur une mine. Elle est projetée en l’air, je ferme mes volets, tout le contenu est éparpillé. Nous relevons deux morts et un blessé. Il manque un occupant ; nous cherchons. Un américain nous fait signe. Le corps de notre camarade a été projeté sur le toit d’un camion. Quand on pense que c’était le dernier jour, c’est horrible!!

Le 30 juin, nous rejoignons notre escadron qui se retrouve groupé à Pototine. Pototine est une grande ferme où, à proximité, a été créé un cimetière pour les militaires qui sont morts dans le secteur. Ce début de juillet va nous permettre de remettre le matériel en état et de prendre un peu de repos.

Le 13 juillet, je suis chargé de trouver des pommes de terre pour agrémenter le méchoui prévu le 14 juillet. Je pars donc avec un G.M.C., un chauffeur, un Marocain et un Corse comme interprète. Je n’ai pas de direction bien précise et me dirige vers le nord. Après avoir parcouru une distance assez importante, nous arrivons dans une petite vallée : un beau champ de patates ! Nous commençons à bêcher les précieux tubercules, quand arrive le propriétaire des biens. Je dis à mon corse : « prépare ton discours » ; ce qui est inutile car l’italien nous demande seulement de lui en laisser un peu. Comme tous ses congénères, il rampe. De toute façon, la ponction que nous allonsopérer est insignifiante vu la superficie de la plantation. Comme je l’ai déjà dit, nous sommes dans une petite vallée. Tout près de nous, une baraque en planche et, sur les flancs de la colline en face, arrivent quelques obus. Cela commence à sentir le roussi. Notre récolte est terminée. Aussi, nous déguerpissons le plus vite possible. Heureusement pour nous, quand nous avons fait une certaine distance, nous marquons un temps d’arrêt pour voir que la petite baraque n’existe plus et que le champ est complètement labouré : nous avions été repérés. A vrai dire, nous n’étions pas très loin de Florence encore occupée par les Allemands.

Sur les routes, il n’existe aucun poteau indicateur. Il faut marcher au pifomètre. Nous prenons une petite route, direction : le sud. Aucune troupe en vue, c’est même un peu trop calme à mon avis ! Sur la route, nous rencontrons une ambulance abandonnée, des traces de sang. Plus loin un camion dans le fossé. Je commence à me demander ou on a mis les pieds. Nous arrivons enfin sur une grande route qui est barrée d’un cordon blanc. Derrière ce cordon se trouve un motard de la « régulation routière ». Il nous regarde d’un air effaré et nous demande : « d’où venez- vous ? ». Nous, avec un geste du bras : « par là ». Lui : « vous n’êtes pas fous, la route est minée sur toute sa longueur ! » La chance doit être avec nous, nous l’avons échappé belle…

Le 14 juin 1944 je fais partie des équipages de chars qui vont représenter le régiment à la prise d’armes a Sienne dont nous sommes assez loin. Quand nous arrivons dans cette ville, nous sommes dans un état minable. Les routes sont recouvertes d’au moins dix centimètres de poussière qui envahit tout. Nous pilotons avec lunettes spéciales et des masques à poussière. Aussi, à notre arrivée à Sienne, pilotes et chars font bloc. Le problème, c’est que quatre chars du troisième spahi sont déjà en place car ils ont eu la chance d être cantonnés à Sienne même. Leurs chars sont impeccables, lavés, rutilants comme neufs. Dans nos chars, nous avons un appareil à décontaminer rempli d’un liquide un peu huileux et qui ressemble à un extincteur. Prenant notre courage à deux mains, nous commençons à enlever le plus gros de la poussière avec des chiffons, puis nous vaporisons avec nos appareils à décontaminer ; ce n’est pas parfait, mais l’honneur est sauf. Inutile de dire dans quel état étaient nos chars quand nous sommes revenus à Pototine, la poussière avait collé sur le blindage.

La prise d’armes a lieu sur la place d’El Campo, cette place est très grande, elle a la forme d’une coquille Saint-Jacques.

Je me souviens de ce jeune lieutenant arrivant devant la tribune officielle pour prévenir que les autorités étaient en route. Il est debout à côté du chauffeur ; un coup de frein trop brusque et il bascule sur le pare-brise glisse sur le capot et se retrouve assis devant la jeep ! La place d’El Campo est entourée de maisons de plusieurs étages. Les fenêtres sont bondées de monde. Toute cette foule applaudit notrecascadeur qui, je crois, voudrait bien se trouver ailleurs…

La prise d’armes a lieu. Toutes les unités sont représentées. Il y a là le général Juin, les généraux Alexander, Clarck, de Monsabert, etc. C’est ce 14 juillet que j’ai entendu la plus belle Marseillaise de ma vie. Les musiques ont d’abord joué les hymnes anglais, américains. Les hommes sont au « présentez armes ». Ces airs ne sont pas tellement entraînants. Les bras commencent à baisser mais quand retentissent les premières notes de la Marseillaise, un choc se produit et tout le monde se redresse. Nous avons l’impression qu’un frisson parcourt tous ces corps.

Nous avons aussi la chance d’assister à la parade des drapeaux, une fête typique de la ville de Sienne. Je me souviens de ce 14 juillet à Sienne. Un groupe de tirailleurs Sénégalais se promène en ville tenant en laisse une superbe lionne. Ils l’avaient élevée toute petite au biberon. Inutile de dire que les passants faisaient place nette sur les trottoirs !

Le 14 juillet, c’est la fête de l’escadron. A cette occasion, nos Marocains ont préparé un énorme méchoui avec une dizaine de moutons. Il y a là toutes les nationalités, environ 400 personnes. Au début, les Américains hésitent un peu à tirer les morceaux de viande avec les mains ; mais quand ils ont goutté la qualité de cette viande cuite, tout doucement sur des braises, ils ne sont pas les derniers à se gaver.

Pendant notre séjour à Pototine, je vais plusieurs fois en permission à Sienne.

Le 21 juillet, l’escadron fait mouvement sur Piombino. Le voyage se fait en grande partie en portes-chars. Tous les engins chenillés ou semi-chenillés du régiment rejoignent l’escadron. Nous passons la nuit à dix kilomètres de Piombino. Piombino est un petit port qui se trouve en face de l’île d’Elbe. Il est curieux de voir l’eau des mares faire des bulles avec une odeur d’œufs pourris et de souffre. Nous sommes dans une région où le risque de secousses sismique est assez fort.

Le 23 juillet, nous embarquons sur un L.S.T. avec équipage anglais. Nous ne sommes pas seuls : avec nous embarquent des goumiers accompagnés de leurs moutons. Les moutons envahissent le bateau. Les Anglais ne sont pas à la noce. Cela s’aggrave quand les goumiers commencent à allumer des feux sur le pont pour préparer leur thé à la menthe !

Après une navigation sans problème où nous longeons la côte italienne, nous arrivons pour la deuxième fois à Pouzzoli, le 25 juillet. Nous débarquons ; la voie pavée en pente que nous avons déjà grimpée est usée par le passage des engins à chenilles. Les chars équipés de patins en acier patinent et ne réussissent pas à monter ; il faut les remorquer.

Du 26 au 30 juillet, l’escadron est regroupé à Tuérano.

Le 30 juillet, l’escadron fait mouvement sur Sorbello, où il va rester jusqu’au 5 septembre.

Sorbello est un petit village situé dans la region Sessa-Aurinca. Nous installons notre bivouac dans un verger, sous les arbres. Les vides sont comblés par de nouveaux arrivants ; les équipages sont réorganisés. La région est infectée de moustiques. Nous avalons régulièrement nos petites pilules jaunes au gout très désagréable. Le militaire de service nous met la pastille dans la bouche, le second suit avec le verre d’eau. Pas moyen d’y échapper ! C’est peut-être une bonne chose.

Nous dormons sous des moustiquaires. Dans mon équipage (nous sommes trois), nous avons installé nos moustiquaires sous la bâche duchar et nous avons mis une pancarte « Les 3 moustiquaires » ! Tous les jours, des camions transportent les permissionnaires à Rome et àNaples. C’est une bonne occasion pour visiter ces villes italiennes. Nous en profitons largement.

Je me souviens d’une permission à Naples avec des copains. Le soir, nous dînions dans un restaurant où un orchestre jouait, à la demande et moyennant finances, des airs de France. A côté de nous, nous avions des militaires Brésiliens. Dans la rue, il y a eu une bagarre. La police américaine est venue rétablir l’ordre (à coup de matraque). Le tenancier a fermé portes et volets. A force de payer les musiciens, nous nous apercevons que nous n’avons plus d’argent pour payer notre repas ! C’est la grande bagarre, somme toute amicale ! Nous voulons payer le repas des Brésiliens. Eux veulent tout payer. Nous nous défendons très mollement et, finalement, à notre grand soulagement, ce sont les Brésiliens, tout heureux qui ont réglé la facture ! …

A Sorbello, nous apprenons la libération de Paris. C’est la joie ! Il faut marquer le coup ! On a commencé par quelques coups de colt en l’air.Le capitaine est arrivé et nous a dit: « on fait les choses comme il faut ou pas du tout » ! Il nous a fait mettre une bande de cartouches dans chaque mitrailleuse de D.C.A., et tous ensemble, nous avons tiré en l’air. C’était le soir. Il paraît que cela a fait un énorme V dans le ciel. Les italiens ont cru que les Allemands débarquaient. Peu de temps après ce tir, l’état major du régiment est arrivé. La première personne rencontrée a été le capitaine. Le commandant lui a dit: « Leroux, vous faites encore le con ! ». Ce à quoi notre capitaine a répondu : « oui, mon commandant ». Le commandant a simplement dit : « continuez ! ». Comme je l’ai déjà dit, nous étions un peu les enfants terribles du régiment ; aucun autre escadron ne se serait permis de faire de telles blagues.

La fête n’était pas finie, cela a duré toute la nuit. L’église de Sorbello jouxtait notre bivouac ; nous allions à la messe, cela passait le temps ! Je me souviens qu’au cours d’une messe, le curé, dans sa langue natale a remercié les Américains et les Anglais de les avoir libérés. Il avait seulement oublié de parler des Français. Nous avions un cuisinier, un petit bonhomme d’origine espagnole, qui comprenait parfaitement l’italien. Furieux, il est monté sur son banc et a crié : « et les Français, c’est des bâtards ? ».

Je me souviens de ce dimanche où avec un copain et une institutrice qui parlait français, nous avions chanté les Vêpres.

A Sorbello, a eu lieu une mini-prise d’armes au cours de laquelle ont été remises des croix de guerre, la barrette seulement car les croix de guerre complètes étaient inexistantes. Ce jour-là, j’ai reçu la croix de guerre.

Le 12 août 1944, je suis désigné avec un copain pour représenter l’escadron à une cérémonie qui a lieu en l’église Saint-Louis des Français à Rome. Il s’agit de la pose d’une plaque commémorative, en souvenir des morts de la quatrième division marocaine de montagne et des « Goums », tombés pendant la campagne d’Italie.

Cette cérémonie est sous la présidence de Monsieur Couve de Murville représentant de la France au comité consultatif pour lesaffaires italiennes, et du Général Sevez, commandant la quatrième D.M.M. Nous sommes deux par escadron plus la garde à l’étendard Le petit détachement est dirigé par un lieutenant. Un homme très froid, les cheveux en brosse, il ne lui manque que le monocle ! C’est le genre de haut fonctionnaire des finances ; il est en effet trésorier-payeur du régiment.

Nous sommes logés dans la plus belle et plus moderne caserne de Rome, la caserne Benito Mussolini. La cérémonie civile et religieuseterminée, nous avons liberté de manœuvre !

Nous nous dispersons, chacun cherchant chaussures à son pied ?! Je me souviens avoir traversé Rome à deux heures du matin dans uneambulance qui ne voyait pas les ronds-points ! Le pauvre lieutenant a eu beaucoup de mal à récupérer tout son monde !

Quarante ans plus tard, je suis retourné à St-Louis des Français. Deux autres plaques ont été posées sous la première, une en souvenir de notre colonel, le colonel de Lambilly, tué en Italie, et une en mémoire du quatrième régiment de Spahis marocains.J’ai voulu prendre une photo, mais je n’avais pas vu le gardien : aussi je me suis fait éjecter de l’église ! « Défense de prendre des photos » !

Le 4 septembre à 6 heures l’escadron quitte Sorbello et arrive à 19 heures à Frignano où nous avons déjà cantonné du 29 au 30 mars.

Le 12 septembre, nous embarquons à Pouzzoli sur L.C.T., les hommes seulement. Le matériel embarque dans la nuit du 13 au 14 sur un gros bateau, le Stanhill. Les chars et autres véhicules seront chargés à la grue : l’Italie c’est fini.

Je ne voudrais pas quitter l’Italie sans parler de notre aumônier, le Père Herbault, un père blanc, un homme formidable, aimé des Français, adoré des marocains. Un homme qui sans relâche s’est dévoué pour les blessés, toujours près de la ligne de feu pour porter secours. Il lui est même arrivé de sortir des blessés de chars détruits, et çà sous le feu ennemi. Un homme qui respirait la tendresse, la bonté: un Saint.

Je ne quitterai pas l’Italie sans parler de celles que l’on appelait familièrement « les chaufferettes », ces conductrices d’ambulance qui, pour beaucoup d’entre elles, ne dépassaient guère les vingt printemps. Sans cesse sur la brèche, deux par véhicule, elles prenaient les hommes sur les lieux même où ils avaient été blessés, donnaient les premiers soins et assuraient leur transport vers les hôpitaux de campagne, tout cela souvent sous les bombardements. Toutes ces jeunes filles, venues d’Afrique du Nord ou évadées de France ont fait leur devoir avec un dévouement exemplaire, qui a fait l’admiration de tous.

Ce n’est pas du tout l’image qu’on se fait de la femme en uniforme planquée dans un bureau à l’arrière. Elles étaient en première ligne.

Pendant cette campagne d’Italie, nous avons toujours essayé de trouver des vivres frais. La ponction que nous faisions sur la volaille, les œufs, etc. était largement compensée par ce que nous donnions aux populations civiles qui étaient, il faut le reconnaître, malheureuses. Les Allemands avaient tout pillé au cours de leur retraite. Combien de conserves avons-nous données, combien de paquets de cigarettes avons-nous distribués ? Nous touchions la valeur de deux paquets de cigarettes par jour, des Américaines, des Ourida et Favorites du Maroc.

Une constatation : au début de la campagne, les pommes de terre étaient toutes petites et, à la fin, elles étaient devenues adultes !

Chapitre 11
La France.

Le voyage Pouzzoli – Marseille est assez dur. La mer est démontée. Nous sommes sur de petits bateaux, 250 hommes environ. Beaucoup de passagers ont le mal de mer. Nous sommes toute une flottille de bateaux. Dans la journée, un ordre est donné : « tout le monde sur le pont ! Gonflez les ceintures de sauvetage ! Enlevez vos chaussures ! Il paraît qu’un sous-marin rôde dans les environs ». Cela jette un froid.

Le 15 septembre, nous arrivons en France. Nous débarquons à l’Estaque, un petit port près de Marseille. Nous atteignons la terre ferme grâce à une passerelle. Nous sommes fatigués, pas de sommeil, le mal de mer. A la queue leu-leu, nous voilà sur la plage. Une grosse Marseillaise nous regarde passer et fait cette réflexion avec l’accent : « ces petits, ils sont sérieux comme des moines !».

Sur le bateau, on nous a distribué des petits chapeaux en toile, chacun a marqué le nom de sa ville ou sa commune; c’est comme ça qu’un petit chapeau a débarqué à l’Estaque avec l’inscription « EVRON ».

Nous passons la nuit suivante à St-Marcel. Le lendemain, nous prenons le train. Nous sommes complètement paumés. Nous voilà en France: est-ce possible ? Nous sommes étonnés de voir les gens, les enfants bien habillés, après ce que nous avons vu en Italie, surtout dans la région de Naples, les gens manquant de tout, les gamins pieds nus et souvent en haillons. Nous sommes agréablement surpris.

Nous arrivons enfin à la Busine près des Camoins, à une quinzaine de kilomètres de Marseille. La Busine est une maison bourgeoise avec un grand parc. C’est la demeure du père de Marcel Pagnol. Celui-ci nous accueille gentiment. C’est le type du parfait Marseillais, tout de blanc vêtu, le chapeau de la même couleur. Nous allons rester à la Busine jusqu’au 18 octobre.

Jusqu’au 24, nous n’avons rien à faire, notre matériel n’étant pas arrivé. C’est la liberté complète. Nous logeons dans les communs. Il n’est pas facile de dormir, car il y a un va et vient permanent de permissionnaires.

J’ai trouvé au fond du parc un petit cabanon et m’y suis installé, avec comme lit un brancard. Là, je suis tranquille. Je peux même dire que je dors à côté de la femme du boulanger et de la fille du puisatier. Les bobines de ces deux films sont entreposées dans ma demeure !

Je suis gérant de la popote des sous-officiers. Elle est installée dans un restaurant au Camoins appelé « Le Terminus ». La patronne durestaurant s’occupe de notre cuisine. Moi je me charge du ravitaillement. Tous les deux jours, je prends le tram pour aller à Marseille faire les achats, principalement des légumes. Cela me permet de visiter la ville et de parler avec ses habitants.

Un jour, une petite vendeuse aux grands yeux éblouis me demande qui sont ces femmes marocaines passant dans des camions. Je lui réponds que ce sont des infirmières chargées de soigner leurs coreligionnaires. Je ne précise pas quels genres de soins elles prodiguent …

Le 24, nos chars débarquent à Marseille et nous rejoignent à la Busine.

Le 1er octobre, a lieu le grand défilé à Marseille, sur la Canebière, sur le Prado. Les rues sont noires de monde. Des grappes humaines sont grimpées dans les arbres. Nous défilons avec la Légion Etrangère.

Le 18, nous embarquons nos chars sur wagons en gare de Marseille. Le 20, nous arrivons en gare de Grenoble. Les chars sont débarqués dans la matinée. Nous prenons la direction de Bresson à une quinzaine de kilomètres de Grenoble. Nous nous installons dans un château.

Le 5 octobre a lieu une prise d’armes à l’occasion de la venue du général de Gaulle à Grenoble.

Le 11 novembre, les engins légers vont défiler à Paris. Avec nos chars, nous défilons à Grenoble. Le défilé a lieu la nuit ; les rues sont bondées de monde. Avec nos chars à patins en acier, nous avons la trouille car les rues sont pavées et au moindre petit coup de levier trop brusque, c’est le dérapage et le carnage dans la foule, d’autant plus que nous défilons par deux et à une vitesse assez grande. Heureusement, tout se passe bien.

A Bresson, je loge dans le château. On peut même accéder à ma chambre par un escalier secret ! Je m’occupe toujours de la popote des sous-officiers.

Un jour, le capitaine me charge de faire un cours sur la mitrailleuse de 30 à des F.F.I. Pas n’importe quels F.F.I car ce sont, pour la plupart, des officiers et sous-officiers de l’armée des Alpes, tous des gens de métier.

Cela se passe dans la grande salle à manger du château Une grande table, une trentaine d’hommes autour de cette table, et au bout « mapomme » avec sa mitrailleuse.

Cette arme, je la connais parfaitement pour ce qui est de son montage, son démontage, réglage, panne, entretien. Pour ce qui est du nom des pièces, nous n’avons jamais eu le temps de l’apprendre. Pas plus que la théorie du fonctionnement d’ailleurs; il me faut donc improviser. Heureusement que mes élèves n’ont connu que le vieux fusil mitrailleur français, arme très simple quand on le compare à la mitrailleuse de 30 américaine.

J’ai commencé par démonter et remonter l’arme le plus rapidement possible en éparpillant les pièces ; ensuite, j’ai trouvé un nom à toutes ces pièces et ai expliqué leur fonctionnement. Si je l’avais fait une deuxième fois, le nom des pièces aurait sûrement changé et également le  fonctionnement.

Pendant notre séjour à Bresson, j’ai une rage de dents. Une jeep me conduit chez un dentiste de Grenoble. Ce dentiste a été mobilisé sur place. Il ne veut pas arracher ma dent ; il va me poser un bridge. Après plusieurs séances de soins, je dois retourner le lundi suivant pour la pose définitive de l’appareil. Manque de chance, nous faisons mouvement. Plus tard, j’envoie une lettre à mon dentiste pour lui donner mes coordonnées. Et un jour, à Mulhouse, je reçois mon colis, le seul reçu en cinq ans et au milieu de ce paquet, je découvre ma dent. Le capitaine m’emmène chez un dentiste de Mulhouse qui bénévolement termine le travail.

Le 19 novembre, nous sommes alertés à dix heures. A quinze heures trente, nous quittons Bresson pour Bourg en Bresse où nous arrivons avec tous les chars. A vingt deux heures quinze, nous passons le reste de la nuit dans une caserne.

Le 20 novembre nous partons pour Besançon où nous arrivons à quinze heures trente. En 28 heures, nous avons fait 350 kilomètres sans incident.

Nous passons la nuit du 22 au 23 à Lure. Je suis de service de jour. Vers la fin de la nuit, je suis chargé de porter un pli à un officier. Pas de lumière, il faut chercher. Je vois un petit filet de lumière sous une porte, je frappe. Je suis chez le charcutier du coin. Il me donne le renseignement que je cherche, mais avant tout, il m’invite à casser la croûte avec lui !

A Lure, nous sommes logés dans la salle de justice de Paix. Le matin, on nous éjecte assez tôt car un jugement doit avoir lieu. Pour se venger, un copain enveloppe le battant de la clochette du juge avec un petit bout de chiffon !

Le 24, nous traversons la forêt de Seppois. Une seule route est dégagée pour aller à Mulhouse. Le char qui me précède roule assez vite. Tout à coup, une chenille casse. Le char pivote et tombe dans un champ fraîchement labouré. Il ne sera pas facile de le sortir de cette position.

Je suis dans la tourelle. Nous sommes arrêtés sur le bord de la route et à côté du char, passe un militaire, la tête enveloppée d’un pansement. Je lui demande ce qu’il lui était arrivé. Il m’explique qu’il a été blessé par un éclat d’obus. Nous discutons le coup pendant un certain temps. Ce n’est qu’après que j’aperçois deux étoiles sur le calot. J’avais tout simplement affaire à un général de brigade !

Le 25, nous partons à quatre heures pour Mulhouse. Après avoir traversé un grand nombre de villages alsaciens, nous arrivons à Mulhouse vers midi. Nous allons passer la nuit à Flaxlenden où tout le monde a l’air heureux de voir arriver des français.

Le 26, nous partons de Mulhouse avec trois chars. Nous devons dépasser Modenheim et chercher où se trouve l’ennemi. Sur la route nous dépassons une charrette où se trouve un civil, mort. Tout est calme, personne en vue. Tout à coup, le char de tête se trouve face à deux allemands armés d’un bazooka. L’aide-pilote tire avec sa mitrailleuse de capot en criant : « Bazooka ! Bazooka ! ». Les Allemands rentrent dans une maison. Notre mission est terminée. Nous décrochons, non sans avoir reçu plusieurs projectiles de bazooka. L’un d’eux passe à moins d’un mètre de mon char ; des balles de mitrailleuse ont ricoché sur le dessus de la tourelle.

Le matin du 28 novembre, les deuxième et troisième pelotons sont réunis à Flaxlenden. On nous donne les objectifs de la journée. A huit heures quarante cinq, nous quittons le village. Le deuxième peloton est chargé d’investir un carrefour sur la route Molsheim-Kembs. Mon peloton est en réserve. Le deuxième peloton entre en action à quinze heures. A la radio, nous suivons son avance. Nous sommes au milieu des fortins de la ligne Maginot. Nous sommes accompagnés d’une section de chasseurs, des F. F. I. Ils ne sont pas à l’heure et sont mal organisés. A seize heures quarante cinq, nous attaquons à notre tour. La nuit tombe. Les chasseurs se déplacent un peu trop doucement ànotre avis. Si seulement nous avions une section de tirailleurs !

Nous avançons sur la route. Toutes les armes sont en action. Nous sommes en pleine forêt et il fait presque nuit. Le char de tête me signale que son canon et une mitrailleuse ne fonctionnent plus. Il me demande de passer devant. Je préviens le pilote qui aussitôt amorce la manœuvre de dépassement. Apres avoir dépassé le char de tête de quelques mètres, c’est le drame : une violente explosion nous secoue ! J’ai l’impression de tomber de très haut. En une fraction de seconde, je réalise que nous avons sauté sur une mine. Je suis couvert de sang et d’huile. Mon tireur est dans le même état. Nous sautons du char. Chose curieuse, c’est le grand silence ! Provisoirement, les armes se sont tues. Les deux chars avancent pour nous protéger. Les chasseurs ont disparu. Il nous semble que les Allemands se sont repliés. Mon tireur et moi-même sommes blessés à la tête. Il n’en est malheureusement pas de même pour les autres membres de l’équipage. Le pilote est coupé en deux, l’aide-pilote ne va pas survivre. Les équipages des chars sortent les deux corps du char. Nous grimpons sur l’arrière d’un char. Les deux morts sont hissés sur l’autre char. Ce qui reste du peloton décroche et rejoint le P.C.

Avec mon tireur, nous allons passer quelques jours à Flaxlenden, dans une grange, sans chauffage ni eau chaude : c’est la guerre !

Le 3 décembre, je suis de nouveau dans un char. Nous allons surveiller un pont de chemin de fer sur la rivière, la Deller. Pendant tout ce mois de décembre, ça va être la grande bagarre dans la région de Mulhouse. L’escadron a des tués et de nombreux blessés.

Le 12 décembre, je prends le commandement du char 59, en remplacement du chef de char qui a été gravement blessé.

Nous allons passer un certain temps dans une école maternelle de Dornack. Les Allemands occupent les maisons à quelques centaines de mètres de nous. Il fait très froid et il faut monter la garde dans les chars jour et nuit. Il faut surtout éviter de poser les mains sur le blindage car cela brûle comme si c’était du feu. C’est pas la joie ! Deux jours avant Noël, je suis chargé d’envoyer 70 obus sur des bâtiments du stade de Lutterbach. Mon tireur manque un peu d’expérience ; aussi, je fais le tir moi-même. Je ne vois pas l’objectif. Un observateur, placé sur un point élevé, me dirige par radio. J’ai pris la précaution de placer mon char prêt à démarrer. Mon dernier obus tiré, je décampe. La réponse ne va pas tarder à arriver.

Nous passons Noël dans notre école maternelle. Nous ne manquons de rien, victuailles et boissons. Il faut en user modérément. Il s’agit de garder la tête froide car les Allemands sont tout près, et à tout moment, peuvent nous attaquer. Nous manquons de chauffage et d’éclairage. Nous nous éclairons avec des lampes à huile de notre fabrication. Ça fume ; il faut voir comment nos trous de nez sont propres !!

Dans notre école, tout est mini : les escaliers, les tables, les chaises, les toilettes, les WC. Rien n’est à notre hauteur.

La veille de Noël, nous subissons un bombardement un peu spécial : des éclatements dans le ciel et des centaines de tracts nous tombent dessus, les uns rédigés en arabe : ils demandent aux marocains pourquoi se battent-ils ? Les autres, rédigés en français, montrent la caricature de Maurice Thorez qui rentre de Moscou avec sa valise.

Le 27 décembre, l’escadron est regroupé et part à dix huit heures trente avec tout le régiment pour Conflans-sur-Lanterne en Haute Saône.

Je me souviens de ce jour où nous avons dépassé l’infanterie pour partir en reconnaissance en terrain inconnu. Nous sommes sur une petite route. On vient de faire les pleins de carburant. Les récipients vides sont placés sur le bord de la route, l’équipe de ravitaillement lesrécupérera. Le char roule assez vite. Brusquement, il s’arrête. Mon casque de char cogne sur le blindage, que se passe-t-il ? J’émerge de la tourelle. Quelle n’est pas ma surprise de voir une brave cane de Barbarie traverser tranquillement la route, en se dandinant avec toute sa petite famille la suivant à la queue leu-leu, sans se presser, ignorant totalement que ce monstre d’acier aurait pu les réduire en bouillie !

J’admire la réaction du pilote. Nous allons peut-être tuer des hommes, mais devant cette petite famille animale, il a bloqué ses freins !

Nous voilà partis pour Conflans-sur-Lanterne. Distance entre les véhicules cinquante mètres. Pas de lumière, exception faite des yeux de chat. On nous a prévenu que nous passons assez près de la ligne de feu, donc attention, faire le moins de bruit possible. La nuit est noire. De nombreuses fois, j’ai eu peur. Mais cette nuit là, j’ai eu la trouille. J’avais un bon mal de gorge, aussi j’ai dit à mon équipage de dormir. Je me suis mis une couverture autour du cou et j’ai piloté le char.

Arrivé dans un certain endroit, je vois le char qui me précédait s’arrêter brusquement et s’engager sur une mauvaise voie. L’avant du char est dans le vide : le pont est coupé ! Nous venons de traverser un carrefour où se croisent au moins six voies. Que s’est-il passé ? Un motard de la régulatrice aurait dû être là. Je fais marche arrière et je m’engage sur une nouvelle voie mais est-ce la bonne ? Devant moi, je ne distingue aucune trace de convoi. J’accélère l’allure et ne trouve toujours rien après avoir fait quelques kilomètres. Je m’arrête. Des chefs de véhicules me rejoignent ; nous discutons et décidons de continuer. Tout le convoi suit : où l’emmène-t-on ? Au premier village que nous traversons, nous sommes rassurés car les habitants, réveillés par le passage des véhicules, nous renseignent. Nous sommes sur labonne voie. J’ai eu chaud !

Le 28 décembre, après être passé à Altkirch, Belfort, Lure, Luxeuil, nous arrivons à une heure trente à Conflans-sur-Lanterne.

A Conflans, nous sommes cantonnés dans une grande et belle maison. On peut y faire du feu. La température extérieure est très basse. Des paillettes de glace se forment dans le vin !

Le 1er janvier, il neige en abondance. Jusqu’au 18 janvier, nous allons rester à Conflans. Remise en état du matériel et repos.

Tout près de nous se trouve un très grand espace de terrain couvert de neige. Cette neige a été tassée par les chars. Sur les chenilles de nos chars, on peut mettre des crampons. Pour s’amuser, on met des crampons d’un seul côté, une pointe de vitesse, un coup de levier et le char se met à faire la toupie. Nous sommes vraiment de vrais gamins !

En Italie nous avions avec nous la « Royal brêle force » : des mulets qui ont largement contribué à la rupture du front de Cassino et du Garigliano. A l’escadron, nous avons la « Royal cambouis ». C’est comme ça que nous avons baptisé notre équipe de dépannage. Elle estcommandée par le « Prince de Galle », un adjudant qui avait attrapé la galle pendant notre séjour en Afrique ! Son adjoint, c’est « GrandPère », puis il y a « Jules », un titi parisien, un Basque appelé le « Basque bondissant », un alsacien qui déforme les noms français.

Comme le plus gros de leur travail concerne les chenilles, l’outillage s’en ressent. C’est la grosse masse, des clés démesurées, la grossebarre à mine et l’indispensable « grenouille ».

Pendant toute la campagne, cette équipe a eu beaucoup de mérite. Elle était toujours sur la brèche, dépannant souvent les chars sous la mitraille, dans des conditions souvent très difficiles.

A la formation du régiment, les gradés avaient reçu un nom de guerre, des noms d’hommes illustres, de savants, etc. Le général Juin avait hérité du nom d’Hannibal, le général de Monsabert, celui de Belphégor (nom vite traduit par les marocains en « belle figure »). Tous les chefs de chars avaient donc reçu un nom ; cela n’a pas duré longtemps. Suivant la personnalité de l’individu, les noms ont changé. Par exemple, un ancien séminariste est devenu le « Sacristain » ; un autre qui avait un appendice nasal un peu trop développé « Cyrano ». Un qui bégayait et qui un jour, en voulant remonter le moral à un copain avait dit : « teuf-teuf-teuf fait pas de bile », a gardé le surnom de « Teuf teuf ». Un adjudant était nommé « le gros bill », un autre « monsieur René ». Nous avions aussi le « Prince de Galle », déjà cité. Un lieutenant grand et maigre: « Barre à mine »! Un autre lieutenant avait été appelé « Jules douze » ; je n’en connais pas l’origine. Un qui avait un rire spécial était devenu « le sac de noix ». Un capitaine est devenu « Bourbaki » ou « victoire dans le désert ».

Les liaisons radio concrétisaient tous ces noms. Comme en plus, elles s’effectuaient moitié arabe, moitié français et argot, il était difficile aux Allemands de déchiffrer ces liaisons radio et d’intercepter nos messages.

Le 22 janvier, le départ est fixé à vingt heures. L’escadron arrive à Luxeuil à vingt trois heures, pour arriver à Bellevue à neuf heures quarante cinq, après avoir suivi l’itinéraire : Conflans – Luxeuil – Faucogney – Mélisey – Ronchamps – Champagney – Giromagny, étape très dure par suite de verglas. Aucun incident, aucune panne.

Le 23, l’escadron arrive à Gewenheim.

Le 25, nous sommes à Aspach-le-Haut et il neige. Les chars sont passés au lait de chaux le 26 janvier.

Le 29, nous sommes à Bombach-le-Bas. Départ pour Thann.

Je me souviens de ces deux jours et nuits passés à l’entrée d’une ferme avec deux chars. Nous avons pour mission de surveiller la plaine. Une épaisse couche de neige recouvre le sol. Les chars sont naturellement camouflés par la neige. Il n’est pas facile de les distinguer dans le paysage.

Ce qui est pénible, c’est de voir tout le cheptel abandonné dans les étables. Les pauvres bêtes souffrent. Nous leur donnons du foin et de l’eau. Les plus malheureuses sont les vaches laitières car elles ont les mamelles gonflées et perdent leur lait. Le deuxième jour, le vieux  vacher revient pour s’occuper de ses bêtes. Une nuit, nous sommes dans nos chars, deux hommes dorment, deux surveillent. Vers deux heures du matin, nous entendons un drôle de bruit, un bruit amorti par la neige. Alerte ! Nous avons la surprise de voir arriver quelques tirailleurs qui escortent des prisonniers allemands, des gamins de 16 à 18 ans au plus. Pour éviter qu’ils ne leur échappent, les tirailleurs lesont attachés les uns aux autres avec des chaînes à vaches. C’est ce bruit de chaîne qui nous a intrigués.

Nous arrivons à Thann à sept heures quinze. Pendant deux jours, nous recevons quelques « minen » mais sans dégât.

A Thann, mon char est placé dans une petite rue. La neige est toujours là. Comme des gamins, nous nous battons à coup de boules de neige avec les habitants de la rue. Les Allemands occupent les hauteurs qui entourent Thann. Dès que nous sommes repérés, quelques obus arrivent. Tout le monde se planque et après quelques minutes d’accalmie, on remet ça !

Mon équipage est hébergé dans un petit café. La patronne nous fricasse un gros lapin. Ce sont des F.F.I. qui occupent le terrain face aux Allemands. Leur chef est tué ; je crois que c’est le colonel Fabien. Tous les hommes accompagnent le mort à l’arrière ; les Allemands en profitent pour attaquer. Heureusement que les tirailleurs sont là pour stopper l’offensive.

Le 4, nous faisons mouvement. Notre mission est de rejoindre Rouffach par l’itinéraire Vieux Thann – Cernay. Cernay a été occupé par les tirailleurs dans la matinée.

Je me souviens de notre arrivée à Soultz avec, à droite, un fossé profond. Au cours de leur progression sur cette ligne droite, les tirailleurs ont été pris en enfilade par une mitrailleuse. De nombreux corps sont étendus sur le sol. Certains ont échappé à la tuerie en se planquant derrière les troncs d’arbres ou en se jetant dans le fossé. Un de nos chars est arrivé et a fait taire la mitrailleuse.

Nous avons l’occasion de traverser Guebwiller. Des jeunes femmes, costumées en alsaciennes, grimpent sur les chars. Malgré le tir d’unearme automatique, c’est la joie dans la ville.

Chez les Allemands, c’est la panique. Une colonne hippomobile qui cherche à échapper à l’encerclement est prise à partie par les chars, c’est une vraie boucherie.

A dix-huit heures, il fait presque nuit. Deux chars entrent dans Rouffach. Le premier est commandé par de Foucault. Dans le centre du village, il aperçoit une arme antichars, dans une rue sur sa droite ; il roule vite et passe sans encombre par surprise. Il n’en est pas de même pour le deuxième char qui est frappé de plein fouet et prend feu. Deux hommes réussissent à sortir, les deux autres vont griller dans le char.

Aujourd’hui une plaque commémorative rappelle le sacrifice de ces deux spahis. Il est à noter que la rue principale de Rouffach porte lenom du Quatrième Régiment de Spahis Marocains.

Aucune ambulance n’est sur place. Le père Herbault, notre aumônier, se charge de soigner les deux blessés et de les évacuer sur Soultz.

De tous côtés, les Allemands cherchent à traverser nos lignes par tous les moyens de transport avec notamment beaucoup de véhicules hippomobiles.

Nous sommes à proximité de l’asile d’aliénés, à l’entrée de Rouffach. Les chars sont placés sur la route pour barrer le chemin auxAllemands.

Mon char est placé dans la cour de l’asile d’aliénés et se trouve ainsi complètement isolé, sans aucune protection d’infanterie. Il existe un tel mélange d’amis et d’ennemis que nous avons reçu l’ordre de tirer seulement si nous étions attaqués.

Je veille dans la tourelle du char avec un jeune engagé âgé de 18 ans. Il a froid. Moi je suis rôdé ; aussi je lui passe mon manteau. Vers quatre heures du matin, le 5 Février, mon compagnon me dit avoir entendu du bruit. Il veut aller voir, je l’en dissuade. Quelques instants plus tard, il remet ça. Je lui dis d’aller voir. Il descend du char et fait quelques pas. Deux ombres se dressent devant lui et plusieurs coups de revolvers sont tirés : c’est le drame. Il m’est impossible d’agir efficacement avec ma mitrailleuse car je ne peux pas tirer dans le tas. J’arrose le pignon de la maison voisine ; les deux ombres ont disparu. Les équipages de chars placés sur la route viennent aussitôt en renfort. Il est trop tard, mon compagnon est mort.

Ce jeune était pourtant destiné à un avenir brillant. Son père, son grand-père, ses oncles étaient tous généraux.

Pendant toute mon existence, cette pénible affaire me poursuivra. Ai-je bien agi en autorisant mon jeune tireur à descendre du char ? Qui étaient ces deux hommes qui ont tiré ? A ce sujet, une polémique, un doute, ils étaient allemands, ou français surpris dans la nuit ?

Peut-être que le char et son équipage a été sauvé par cette mort ? On ne saura jamais la vérité sur ce drame. Je passe le reste de la nuit seul dans la tourelle. Je suis sur les nerfs.

Vers six heures du matin, je vois une lumière dans le bâtiment principal. Tout doucement je dirige mon canon sur cette lumière. Un cas de conscience : je tire ou je ne tire pas. Je n’ai pas tiré. Le lendemain, j’ai appris que c’était une brave vieille qui avait allumé une lampe pour aller faire pipi ! Elle ne s’est jamais doutée qu’elle était passée bien près de la mort.

Le hall d’entrée à l’asile d’aliénés de Rouffach porte le nom de Philippe Humbert.

Le 5 février à dix heures, les honneurs sont rendus aux trois spahis tués à Rouffach.

Le 6 février, mon peloton est chargé d’aller reconnaître les villages de la poche de Colmar. Le peloton est commandé par le « Vieux soldat » ; celui que l’on appelle amicalement le vieux soldat est un ancien adjudant des « goums » marocains. Depuis longtemps, il a dépassé l’âge d’être soldat, aussi est-il est volontaire. Il n’aura pas la chance de connaître la victoire car il sera tué le 3 mai en Autriche par un « sniper » (tireur d’élite).

Nous visitons Soulzmath – Osenbach – Westsholter et de nombreux autres villages. Nous ne rencontrons aucun Allemand ; la poche de Colmar a bien été évacuée. Pendant deux jours, nous allons mener cette action de ratissage.

L’accueil dans les villages est formidable ; nous sommes reçus à bras ouverts. Nous devons surveiller notre santé car les liqueurs et le vin blanc coulent à flots. Nous avons des chars, nous sommes responsables, il faut faire attention !

Nous arrivons dans un petit village, le nom nous dit quelque chose. L’un de nous se souvient, c’est le village de Schweitzer, un jeune alsacien évadé d’Alsace qui a traversé la zone occupée, la zone libre, l’Espagne et nous a rejoints au Maroc. Les autorités, par mesure de sécurité, ont changé son nom. Il est devenu Loli Carmona, fils de Pedro et Dolorès Carmona d’origine espagnole. Avec son accent, la pilule est difficile à avaler. Actuellement, il est à l’infirmerie pour soigner une stomatite. Nous nous renseignons auprès des villageois.On retrouve sa mère. La pauvre femme n’a pas de nouvelles de son fils depuis plus de trois ans. C’est la joie et nous avons tout le village sur le dos !

Dans un autre village, nous arrivons au moment où la population veut pendre le « Gauleiter » nazi. Nous lui sauvons la vie et il sera jugé légalement.

Nous avons trouvé un énorme aigle allemand en plâtre qui fait au moins deux mètres d’envergure. On l’accroche comme trophée sur le devant d’un char.

Dans un village où nous devons passer la nuit, toute la jeunesse s’active à nettoyer la salle des fêtes pour organiser un bal.

Avec mon tireur, nous devons passer la nuit chez deux charmantes vieilles dames qui nous installent dans une chambre indépendante. Dans cette chambre se trouvent un grand lit et, à côté, par terre, un autre lit. Tout est prévu pour notre repos.

Une petite histoire !!

Je venais à peine de me coucher dans le grand lit, lorsque mon copain, originaire du Territoire de Belfort et parlant alsacien, entrouvre la porte et me dit: « souffle la bougie ». Je me rends compte qu’il est accompagné d’une personne du sexe opposé. J’assiste silencieusement à leurs ébats amoureux. C’est un peu comme à la télé quand on a le son et pas l’image. Toute chose a une fin et là s’est posé un problème : un petit vêtement, sans doute enlevé pour que le contact soit plus intime, a disparu. Après de nombreuses recherches à tâtons, le petit slip est enfin découvert sous mon lit ! Le lendemain, mon copain m’a expliqué qu’il avait bien prévenu que quelqu’un dormait dans le grand lit, mais qu’il était ivre mort et qu’il dormait à poings fermés !

A l’asile d’aliénés de Rouffach, nous avons eu la chance de découvrir un dépôt de vivres allemands : du sucre, du beurre en boîte et des sacs de farine. Nous en faisons une bonne provision. Cela nous sera très utile pendant notre séjour en Autriche.

Le 15 février, l’escadron quitte Rouffach pour se rendre à Cernay.

Je pars en permission, la première depuis le 8 juin 1940 !

Après onze jours de permission, je retrouve mon escadron à Bruebach, petit village situé à une dizaine de kilomètres de Mulhouse. Je suis logé chez le boulanger du patelin.

Les équipages de chars ont été chamboulés. Je quitte les chars et suis affecté comme sous-officier d’approvisionnement. Dans mon service, j’ai deux G.M.C. et un dodge. Tous les deux jours, je me rends à Mulhouse chercher le ravitaillement. Je suis aussi gérant de la popote des sous-officiers.

Un jour, à l’intendance, on me propose un petit chevreau pour la popote des sous-officiers. Je l’achète. Personne n’a voulu le tuer. Nous l’avons élevé avec les moyens du bord. Au début, il était mignon mais il est devenu adulte et nous en a fait voir de toutes les couleurs ! C’était un mâle !

Début avril, je me rends à Flaxlenden avec mes deux camions, chercher du carburant et des munitions. Le dépôt est situé presque au milieu du village. Aussitôt arrivés, nous chargeons nos deux camions.

A Flaxlenden, où j’avais été évacué le 28 Novembre, il a été installé un genre de petit foyer où l’on peut prendre des boissons chaudes. Mes compagnons me disent : « viens, on va aller boire un café ». Je ne sais pas pourquoi, je leur réponds : « allez-y, je vais y aller après. Je reste pour surveiller les camions ». Une chance car au bout d’un court moment, je sens une odeur de brûlé. Je fais le tour des véhicules et je découvre un bout de chiffon en feu coincé entre le pot d’échappement et le châssis. A moins de deux mètres, des gouttes d’essence suintent. Si les camions avaient pris feu, c’était tout le village qui sautait. Les habitants de Flaxlenden ne se sont jamais doutés du risque qu’ils ont couru ce jour-là.

Un jour à Flaxlenden, un Alsacien m’avait rendu un petit service. Je lui avais fait cadeau d’un petit flacon d’eau de Cologne. Il a débouché le flacon et a mis le nez sur le contenu en disant « ça pue bon c’machin là ! ».

Nous sommes à Bruebach au moment de Pâques. Lorsque les cloches sont parties à Rome, ce sont les enfants qui ont annoncé la messe avec des crécelles.

En plus de mon travail d’approvisionnement, je suis chargé de l’instruction des jeunes tireurs.

Un jour, je suis en train d’expliquer à un jeune où se trouvent les cibles, des fûts de cinquante litres. Je suis placé juste sous le canon d’un char. Deux hommes sont dans la tourelle. Que s’est-il produit ?

Toujours est-il qu’un projectile m’est passé quelques centimètres au dessus de ma tête. Je suis resté pratiquement sourd toute la journée !

A Bruebach, je suis aussi responsable d’un troupeau de moutons : sept bêtes qui sont en pension gratuite chez un fermier du coin.Une nuit à Bruebach, nous avons reçu plusieurs obus ; ces projectiles étaient certainement tirés d’Allemagne, de l’autre côté du Rhin.

Chapitre 12
L’Allemagne.

Dans la nuit du 15 au 16 avril 45 notre capitaine est appelé au PC du colonel à Mulhouse. Il est de retour à 9 h 15. Ordre de départ à 7 h 30 : l’escadron doit partir pour l’Allemagne.

Grand branle-bas ! Des jeeps sont envoyées à Mulhouse pour récupérer les permissionnaires… et les faux permissionnaires ! Chacun récupère son linge chez sa laveuse. Je me démène pour faire charger tout le matériel dans les camions : essence, munitions, vivres, bureau.

Pendant que je m’occupe du bureau, un GMC a été placé pour effectuer le chargement de l’essence. Quand je reviens, j’ai la surprise de voir que les deux Marocains désignés pour le chargement ont tout simplement allumé une bougie pour y voir plus clair au risque d’embraser l’essence, les munitions et faire brûler le village ; le dépôt d’essence est en effet situé en plein centre, près de l’église.

Il faut aussi charger les sept moutons et le « biquet » !

A 7 h 30, tous les véhicules sont prêts pour le départ et le convoi démarre. L’escadron quitte Bruebach en direction de Strasbourg. Après être passé à Bollwiller – Issennein – Rouffach – Colmar – Sélestat – Niedernai – Entenein, à 15 h, il arrive à Strasbourg.

Pendant que l’escadron fait mouvement, je suis chargé de trouver le dépôt d’essence de Strasbourg. Après beaucoup de recherches, je le découvre enfin et contre une simple signature, mon GMC est chargé de nourrices d’essence. Je dis bien « nourrice » : l’appellation « jerrycan » n’est pas encore entrée dans notre vocabulaire. Pour nous, il existe deux sortes de récipient : la « nourrice à eau » et la « nourrice à essence ».

Je retrouve l’escadron qui est arrivé à Strasbourg. Les pleins sont faits ; à 15 h, c’est de nouveau le départ : direction Seltz par la Nationale 68. Nous devons traverser le Rhin, au nord de Strasbourg.

Le passage du Rhin se fait sur un pont de bateaux ; il fait presque nuit ; des avions ronronnent au-dessus de nos têtes : amis ou ennemis ?

Je pousse un soupir de soulagement quand je pose les pieds sur la terre allemande.

L’escadron aura l’honneur d’être le premier du régiment à franchir le Rhin. Il se regroupe à Iffezheim, puis se rend à Legelsnurt par Rastatt – Steinbach – Urloffen. Nous arrivons à Legelsnurt à 20 h 50 et y cantonnons.

Le 18 avril, l’escadron quitte Legelsnurt à 19 h, après être passé à Achem – Stenbach – Baden Baden – Rosenfeld – Freudenstat. Il arrive à Losburg à 1 h 30.

Le 19 avril, les pelotons sont au contact de l’ennemi et entrent en action de guerre. A partir du 19 avril, je vais avoir de nombreuses aventures et mésaventures.

Ma mission consiste à ravitailler les pelotons qui sont au combat. Ils ont pour mission de foncer vers le sud, vers la frontière suisse. Cette manœuvre va couper la route aux unités allemandes qui occupent la ligne Siegfried. Ces unités profitent de la nuit pour franchir nos lignes. De plus, certaines colonnes les franchissent en plein jour.

Ce jour là … je suis planqué avec mon dodge dans un petit bois. Une colonne hippomobile venant de l’ouest traverse la route ; j’envoie quelques coups de 37 et, chose curieuse, je ne vois personne. Je m’aperçois bien vite que les chevaux suivent la voiture qui les précède ; habitués à marcher en colonne, ils n’ont pas besoin de conducteur.

Ces véhicules de toutes sortes sont chargés de vivres et d’objets venant probablement de France. Je récupère une superbe meule de gruyère que je place sur l’arrière du dodge ; chaque fantassin en coupe une tranche au passage. Je récupère aussi des caisses de petits cigares ; ils n’ont pas été coupés et mesurent bien 80 cm de long. Pourtant bien camouflés pour faire notre inventaire, nous avons quand même été repérés. On nous tire dessus ; mon compagnon marocain Brahim reçoit une balle dans la jambe et est évacué.

Ce jour là … accompagné du major de l’escadron (le chef comptable), je vais porter le ravitaillement à un peloton assez éloigné de la base arrière. Arrivés sur les lieux, nous assistons à la bagarre. Les chars tirent sur un village occupé par les Allemands.

Le lieutenant qui commande le peloton nous demande de ramener à la base arrière une superbe Opel presque neuve, abandonnée lors de la retraite des Allemands. La voiture est en parfait état : malheureusement, pas de batterie, Il faut la remorquer. Une grande corde va faire office de barre de remorquage.

Nous voilà repartis vers le nord ; ma pomme au volant du dodge, mon compagnon au volant de l’Opel. Il faut préciser que le dodge est armée d’un canon de 37 mm ; les servants de ce canon sont protégés par un bouclier qui occupe toute la largeur du véhicule. Les rétroviseurs ont été depuis belle lurette démolis par des éclats. Je n’ai donc pas la possibilité de voir ce qui se passe derrière mon engin.

J’ai déjà fait un assez grand nombre de kilomètres quand, il me semble, malgré le bruit du moteur, entendre des hurlements derrière moi. Je m’arrête sur le bord de la route. Mon compagnon me rejoint et me signale qu’à un endroit, j’ai pris la route de gauche alors que c’était celle de droite qu’il fallait prendre. Autrement dit, nous nous dirigeons en direction de la ligne Siegfried. Nous sommes en terrain non reconnu où aucune troupe alliée n’est passée. Nous devons faire demi-tour ; la route est étroite et avec un véhicule en remorque, la manœuvre est impossible.

Il nous semble voir au loin quelques maisons ; ce doit être un village. En principe dans un village, il existe une place ; nous allons pouvoir faire demi-tour et repartons vers ce village.

Où avons-nous mis les pieds ? Aucune présence humaine visible, des fenêtres et des volets se ferment ; nous avons l’impression que des yeux nous observent. Pour comble de malheur, en tournant sur la place, la corde de remorquage casse et il faut la réparer. Pendant que l’un surveille les maisons, mitraillette à la main, l’autre répare l’avarie. Nous déguerpissons le plus vite possible ; on aurait pu nous tirer comme des lapins. Nous avons eu chaud et de la chance.

Ce jour là … je suis à la base arrière avec une quinzaine d’hommes. Nous disposons de mon dodge, d’un GMC, d’un char Sherman et d’un half-track. Ces deux derniers véhicules viennent d’être réparés et rejoignent leurs unités respectives. Nous sommes postés dans un petit hameau : un garage, quelques maisons en bordure de la route. Nous attendons les ordres.

Tout à coup, on voit à quelques centaines de mètres, un grand drapeau blanc qui s’agite. Je me prépare à partir avec mon dodge récupérer ces gens qui veulent se rendre. Le chef du détachement m’en dissuade et envoie l’half-track (véhicule semi-blindé). Le conducteur a fermé ses volets blindés ; seul reste ouvert le petit volet nécessaire à la conduite.

Arrivé à une centaine de mètres d’où s’était manifesté le drapeau blanc, une mitrailleuse se dévoile et crache ses balles : c’est un piège. Le conducteur est gravement blessé à la tête ; son voisin arrive, avec beaucoup de difficultés, à faire basculer le corps et réussit à prendre le volant ; il fait aussitôt marche arrière. Inutile de dire que le char Sherman réagit spontanément ; l’endroit d’où sont venues les rafales de mitrailleuse et où s’était signalé le drapeau blanc, est copieusement  arrosé d’explosifs.

Le blessé, des trous dans la tête, est sorti de l’half-track. Pas d’ambulance dans le secteur, nous sommes complètement isolés et il faut faire vite. Le blessé est déposé sur le côté du dodge, sur les coffres de munitions ; ce n’est pas très confortable mais nous n’avons pas le choix.

Je me dirige aussitôt sur la ville la plus proche. Deux copains font leur possible pour protéger le blessé des secousses. Arrivés a l’hôpital, les infirmières ne veulent pas s’occupe du blessé, considérant sans doute qu’il ne va pas survivre. Suite au scandale que nous faisons, nousobtenons finalement gain de cause. Personnellement, je suis persuadé que nous avons transporté un moribond. Quarante ans plus tard, j’ai appris qu’il s’en était miraculeusement sorti !

Ce jour là … Nous arrivons à Villingen dans la matinée. Nous sommes installés dans une grande et belle maison qui a été réquisitionnée. C’est paraît-il la maison du chef nazi de la ville.

L’après-midi, je me trouve dans la courette de la maison. Deux femmes arrivent, l’une assez âgée, l’autre plus jeune. La jeune femme parle français et est infirmière ; elle me demande si sa compagne peut entrer dans la maison pour chercher des objets concernant son enfant. Je n’y vois pas d’inconvénient et accepte.

La femme âgée entre dans la maison ; la jeune fait alors un mouvement en arrière et me dit : « attention, monsieur, cette femme est très méchante » ; venant d’une Allemande, cela surprend un peu.

Un Marocain surnommé « Bouboule » est à mes côtés; je lui dis: « Bouboule, suis vite cette femme et regarde ce qu’elle fait ». Il revient peu après et m’explique que la femme a disparu et qu’il n’a pas vu par où elle était sortie de la maison. Sur le moment, je n’ai pas prêté attention à l’incident.

Le soir, nous sommes une douzaine de bons apôtres à dîner dans la grande salle à manger. L’ambiance est bonne ; pour une fois, nous mangeons assis devant une table. Au menu : oie rôtie ; d’où vient-elle ? Ne cherchons pas à le savoir ! Tout est parfait.

Cela ne va pas durer ; un messager du PC du commandant de la place arrive et nous informe que la maison va sauter dans la nuit et, par conséquent, nous avec. C’était le médecin chef allemand de l’hôpital de Villingen qui était venu demander à notre commandant de nous faire quitter les lieux. Malgré cela, nous n’avons pas évacué. Toutefois, nous avons fait une inspection de la cave au grenier : tous les fils suspects ont été coupés et tout a été fouillé. Nous n’avons rien découvert.

Pour une fois, nous avons passé la nuit dans de bons lits et dans des draps. Inutile de dire que les hommes de garde ont ouvert l’œil et n’ont pas cessé de patrouiller dans le secteur. La nuit a été sans histoire. Nous avions quand même une certaine appréhension !

Ce jour là … Accompagné du chef de la base arrière, je reviens de ravitailler un peloton. Le midi, nous avons cassé la croûte dans un petit café allemand.

Nous arrivons dans un village « Stockach ». Il s’y passe quelque chose d’anormal ; les rues sont désertes, l’atmosphère lourde. Nous allons bientôt avoir l’explication de cette situation.

Sur la place de l’église, des hommes en armes sont alignés. Ils font face à un mur. Du côté opposé à l’église se trouve une petite porte qui semble donner sur un jardin ou une cour ; sans doute l’accès au presbytère.

Par cette porte sortent trois hommes en civil ; un prêtre les accompagne. Ils sont escortés par des militaires armés. Les trois hommes sont placés le dos au mur et on leur bande les yeux. Ils font face au peloton d’exécution : les ordres claquent, les armes crachent la mort, les balles traversent les corps et ricochent sur le mur ; les trois hommes s’écroulent. Le sous-officier qui commande le peloton d’exécution donne le coup de grâce. Les corps resteront tout l’après midi sur place.

D’après les renseignements que nous avons eus, ces trois hommes en civil auraient tiré sur plusieurs soldats français et marocains. Leur exécution aurait été commandée par les autorités militaires françaises. Je crois que c’est une des rares exécutions qui ait eu lieu en Allemagne.

Des scènes comme celle-là ne s’oublient pas. J’ai toujours l’image de ces trois hommes qui ont affronté le peloton d’exécution avec beaucoup de courage.

Ce jour là … Avec un GMC je pars ravitailler les pelotons en carburant ; en cours de route, nous rencontrons un troupeau de moutons. Les animaux broutent sous la surveillance d’un vieux berger ; celui-ci semble vivre dans un autre temps, en dehors des événements actuels. La guerre, connait pas !! Avec son bâton, sa vieille houppelande, sa musette et son chien, on sent qu’il fait corps avec son troupeau.

Nous lui demandons de nous fournir un mouton ; il nous fait signe de ne pas bouger et, avec dextérité, immobilise un animal et nous le donne. Nous le chargeons dans le camion et au vieil homme, nous donnons des boites de conserves et des cigarettes.

Nous sommes effectivement saturés de conserves et au cours de ces journées de combat, nous avons rarement l’occasion de manger de la viande fraîche. Comme je l’ai déjà dit, nous donnons beaucoup plus que nous ne prenons.

(Petite histoire d’une unité qui avait « réquisitionné » une vache : ils avaient donné un bon de réquisition au propriétaire de l’animal, portant comme en-tête : 7ème Régiment de pèlerins à Lourdes !)

Après avoir chargé le mouton et récompensé le vieux berger, nous avons repris notre route. En traversant une forêt, nous avons rencontré deux soldats allemands qui faisaient du stop ! Nous nous sommes arrêtés et leur avons fait signe de monter à l’arrière du camion ; ce qu’ils ont fait aussitôt. A quelques dizaines de mètres, dans la forêt, un troisième soldat regarde ; il n’a pas l’air de vouloir rejoindre ses compagnons.                                                                           

Nous démarrons aussitôt ; l’endroit est dangereux. D’autres soldats allemands se cachent certainement sous le couvert des arbres. Ces deux soldats qui se rendent, semblent fatigués, au bout du rouleau ; pourtant ils sont quand même chez eux, en Allemagne !

Nous arrivons enfin à Belha, le 25 avril. Le village a été à moitié détruit par le feu. Pris et repris plusieurs fois, un peloton de chars de l’escadron a finalement eu le dernier mot. Quand nous arrivons sur les lieux, les tireurs des chars poursuivent les Allemands qui se sauvent dans la nature en utilisant le couvert des haies.

Quand les Allemands ont attaqué le village, ils étaient au moins 700. Je crois que Valéry Giscard d’Estaing a aussi combattu à Belha avec le 2ème Cuirassiers.

Nous rentrons à la base arrière.

Un nouveau danger menace les équipages des chars. Ce sont les tireurs d’élite allemands avec leurs fusils à lunette appelés « snippers ». Les plus visés sont les chefs de char et les tireurs, les deux hommes de tourelle.

Le 24 avril, je vais ravitailler un peloton à Zollhaus, village situé tout près de la frontière suisse ; le régiment occupe le village, les Allemands, la forêt qui entoure le village. Ils sont très nombreux et mordants ; la bête est blessée à mort mais elle se défend.

Le 3ème peloton va avoir un mort, 3 blessés graves et un blessé léger sur un effectif de 12 hommes (c’est mon ancien peloton).

Cette nuit là … C’est le soir et il fait nuit. Nous sommes une douzaine d’hommes à attendre des ordres pour savoir où nous devons nous rendre pour passer la nuit. Les véhicules sont rangés sur le bord de la route.

Trois individus bizarres surgissent.

Le plus grand, celui qui paraît être le chef, nous raconte qu’ils sont de la Croix Rouge ; c’est louche ! L’un de nous, plus curieux, écarte le manteau de l’homme : grosse et inquiétante surprise : une ceinture de grenades entoure le corps du soi-disant représentant de la Croix Rouge. On les désarme et ils basculent dans l’half-track ; là, ils sont sous la surveillance de nos Marocains ! Aussi, ils ne risquent pas des’évader. Demain, nous les remettrons aux autorités compétentes.

Nous sommes là en attente, quand l’un de nous signale qu’il lui semble entendre une troupe en marche. Aussitôt, nous nous mettons sur la défensive. Nous assistons alors à quelque chose d’incroyable : c’est bien une troupe en marche, une trentaine de prisonniers allemands, en colonne par trois, escortée par un jeune français (un tirailleur me semble-t-il), le fusil, bretelle à l’épaule. Nous n’en croyons pas nos yeux et lui demandons ce qu’il fait ainsi. Il nous répond tout simplement et très décontracté qu’il est chargé de convoyer ces prisonniers et les conduire à tel endroit !

Chez eux en Allemagne, en pleine nuit, 30 soldats allemands sous la seule surveillance d’un jeune soldat français, se dirigent vers un camp de prisonniers. Ce seraient des Français, il y a belle lurette que l’accompagnateur aurait perdu tout son monde ; discipline, discipline.

Chapitre 13
L’Autriche.

Le 2 mai 45, l’escadron entre en Autriche.

Le 5 mai, la base arrière passe à Lindau. Les Allemands n’ont pas eu le temps d’enlever leurs croix gammées qui ornent les édifices publics. Je récupère un bel oriflamme, tissu rouge avec au centre une grande croix gammée ; le tissu sera plus tard utilisé par mon épouse, pour faire le dessous de descentes de lit, le dessus étant fait avec un manteau de fourrure russe !

Nous pénétrons en Autriche à Bregenz, puis ce sera Dornbirn – Honenems – Feldkirch – Bludenz.

Le 7 mai, nous arrivons à Burs.

Le 8, c’est l’armistice…

La traversée de la Forêt Noire et la pénétration en Autriche auront coûté très cher à l’escadron. Sur une cinquantaine de combattants, l’escadron aura eu 5 morts, 15 blessés dont plusieurs gravement atteints ; l’un des blessés a eu une grande partie de ses « bijoux de famille » sectionnés par un éclat.

Arrivés le 7 mai à Burs, nous nous sommes installés en cantonnement.

Le 8, nous avons appris la signature de l’Armistice.

Ce 8 mai, aucune réunion, aucun rassemblement ; chacun est resté dans son cantonnement ; nous n’avons pas fait la fête. Le cauchemar avait pris fin. Nous sommes vivants ; certains ont pleuré.

Que de morts et de blessés, d’infirmes, depuis notre débarquement en Corse ! Tous ces copains que nous avons laissés en Italie, en Alsace, en Forêt Noire, en Autriche.

Jusqu’au dernier jour, certains sont morts comme le brigadier-chef Sallah, un Marocain qui ne connaissait pas la France, a grillé dans sonhalf-track le 5 mai.

Le 2 mai, notre « vieux soldat » avec qui j’avais patrouillé dans la poche de Colmar, a été victime d’un tireur d’élite.

Nous, nous sommes là ! La mort n’a pas voulu de nous.

En Autriche, nous sommes considérés être en pays ami.

Nous allons voir comment va se passer notre séjour dans ce petit village de Burs.

Burs : situé à 2 kms au sud de Bludenz, à l’entrée d’une vallée qui conduit d’abord à Buserberg, puis à Brand (station de ski). Cette vallée se termine en cul de sac où se trouve un superbe lac nommé Lunersee.

Nous allons rester à Burs jusqu’au 19 septembre.

Personnellement, ces 5 mois vont être des vacances. J’ai retrouvé mon copain avec qui j’ai partagé ma guitoune pendant notre séjour à Safi, l’été 42.

Tous les deux, nous logeons chez le curé du village. Dans notre grande chambre, nous avons St-Joseph et Marie, grandeur nature. Une grande table où sont rangées beaucoup de bonnes choses ! Avec Monsieur le Curé nos rapports sont excellents ; nous discutons ensemble en italien.

Les habitants de Burs ont beaucoup souffert de la guerre.

Tous les hommes mobilisés dans l’armée allemande ont combattu sur le front russe. Beaucoup sont mort, les autres sont prisonniers. Les hommes entre 18 et 40 ans sont très rares dans le village.

Les hommes de l’escadron sont logés chez l’habitant. Cela va devenir un peu la vie de famille. Nous sommes bien considérés par la population.

Notre vieille troupe aspire à la tranquillité et au repos. Le courant passe bien.

Le 9 mai, des copains me signalent qu’ils ont vu des civils transporter du vin dans des seaux. Je suis la filière et découvre une cave appartenant à l’armée allemande ; j’en avise le capitaine qui, aussitôt, fait mettre une garde pour éviter tout pillage. Le soir, la garde était plutôt dans un mauvais état !

Dès que j’ai connu l’existence de cette cave, je me suis débrouillé pour trouver des fûts ; mon travail, je le rappelle, étant l’approvisionnement. J’ai fait plusieurs voyages avec mon dodge pour entreposer ces fûts, pleins de vins, dans le verger où sont stationnés les chars. Une bonne bâche sur les fûts et nous voilà ravitaillés pour un certain temps.

Il me semble bien que, lors de mon dernier voyage, j’ai quitté la rue et traversé un jardin !! La fatigue…

Tous, officiers en tête, nous décidons d’organiser un bal pour marquer notre arrivée.

La salle des fêtes est occupée par un groupe d’hommes à Tito ; nous commençons par les éjecter. Ce bal est un souvenir inoubliable. Nous avons « dégoté » un orchestre tyrolien.

Nous commençons par faire un grand ménage dans la salle des fêtes qui en avait vraiment besoin : tout est à faire, installation du bar, tables, chaises.

Le bar est très bien achalandé : vins, bières, liqueurs, rhum et également de grands gâteaux fabriqués par un boulanger de Bludenz avec la farine, le sucre et le beurre que nous avions récupérés dans une réserve de l’armée allemande située à Rouffach en Alsace.

Il faut préciser que tout est gratuit. Nous sommes quatre ou cinq dans les dépendances de la salle, occupés à mettre un peu d’ordre dans les réserves ; il est 20 heures. Nous nous préparons à aller changer de vêtements quand l’on s’aperçoit que la salle est déjà pleine : des femmes en très grande majorité.

Nous nous sommes dégonflés; on n’a pas traversé la salle; nous sommes sortis par une petite porte !!

Le bal a été un grand succès (la buvette aussi). Tout ce monde a été privé de fêtes, de bonnes choses ; aussi, c’est la détente complète. Que de cuites en perspective !

Le bourgmestre du village donne un coup de main au bar, en trinquant abondamment avec ses administrés. Nous allons être obligés de le rapatrier dans ses foyers dans un état pas très brillant. Le lendemain, nous l’avons rencontré et nous a dit qu’il avait bien mal à la tête (ce qui ne nous a pas surpris).

Nous avons failli quitter Burs.

En effet, le 4ème Régiment de spahis marocains a été désigné pour aller occuper Vienne, au côté des armées américaines, russes et anglaises.

Un détachement précurseur est même parti à Vienne pour préparer les cantonnements. Le départ du Régiment a dû être annulé à cause du manque d’effectifs. Le capitaine nous avait pourtant réunis pour nous informer de ce qui nous attendait à Vienne. Il paraît qu’avec les Russes (des Mongols), ce n’était pas la joie. Il nous a dit ceci : « ce serait faire une injure à nos Goumiers que de les comparer aux troupes russes ».

Les militaires du régiment vont être nombreux à être démobilisés.

Le premier homme de l’escadron, renvoyé dans ses foyers, m’a attiré quelques ennuis.

Le premier démobilisé a été un jeune du contingent, un appelé du Maroc. Il était familièrement appelé le « vieux » malgré ses 21 ans, les cheveux tout blancs suite à une maladie de jeunesse. Il a fait toute la campagne comme pilote de char et a réussi à déjouer toutes les embûches que la place de pilote de char représente.

La note l’informant de sa démobilisation est arrivée au bureau du capitaine ; seul le secrétaire était présent. Il a aussitôt prévenu l’intéressé de la bonne nouvelle et tous les hommes de l’escadron ont ainsi été avertis. Tous, sauf le capitaine qui était absent à ce moment là. Ce dernier à été vexé d’être le dernier prévenu et m’a demandé de punir le secrétaire. Pendant mes 4 années de gradé, je n’avais jamais puni quelqu’un et j’allais commencer ce jour. Aussi, en réponse au capitaine, je lui dis que je suis responsable du bureau et que si quelqu’un doit être puni, c’est moi. Finalement, l’affaire a été étouffée et personne n’a été puni.

Tous les deux jours, je me rends à Dornbirn pour chercher le ravitaillement de l’escadron. Une fois par mois, je suis accompagné, en plus du chauffeur, de deux hommes en armes ; ce jour là, je ramène la paye des hommes de l’escadron.

Au cours d’un de ces voyages, j’ai tué un chamois.

Je ne prends aucun service. J’ai un ordre permanent de circuler dans la région et je suis au contact de maraîchers du coin qui nous approvisionnent en légumes frais. Les enfants des maraîchers me fournissent, quant à eux, en escargots (les Autrichiens ne les mangentpas) ; je leur donne des conserves et du chocolat. Ces escargots sont un régal pour nous.

Une seule fois, j’ai dû prendre du service pour commander la garde d’honneur qui devait présenter les armes au général de Lattre deTassigny. Je n’ai pas été choisi pour mes capacités de commandement, mais tout simplement parce que j’avais les yeux bleus (qui sont,comme chacun sait, les plus beaux). Heureusement il n’est pas venu, à ma grande satisfaction d’ailleurs, car boutons de travers et on seretrouve 2ème classe !

Il m’arrive d’aller en montagne dans les alpages acheter des moutons ; j’y retrouve des bergers avec leurs troupeaux de vaches. Ils font le fromage sur place dans de grands chaudrons. Il n’est pas rare de voir des groupes de chamois et de chevreuils.

Un jour, je ramène quelques moutons que nous enfermons provisoirement dans un vieux hangar en planches situé dans le vergeroù sont stationnés les chars. Le poste de garde n’est pas loin mais il n’avait pas été prévenu de la présence de ces moutons.

Dans la nuit, la sentinelle de garde entend un bruit dans la baraque en planches où est entreposé, aussi, du matériel de l’escadron. La sentinelle prévient le chef de poste ; celui-ci réveille tout son monde, fait encercler la baraque et, revolver au poing, ouvre la porte et se trouve nez à nez avec une innocente brebis. Les hommes de garde ne s’étaient pas vantés de l’aventure ! Mais tout se sait et cela n’a été que moqueries et rigolades !

Un jour, j’ai eu une rage de dents ; je suis allé voir notre infirmier qui m’a donné des cachets. J’ai dû forcer la dose car je suis resté pendant deux jours couché, complètement dans le cirage. Par la suite, j’allais me faire soigner les dents à Bludenz, chez un dentiste très sympa qui, au milieu de la séance, apportait un verre de Cognac au patient.

Pendant notre séjour à Burs, le Père Herbault est venu plusieurs fois célébrer la messe dans la vieille église du village.

Parlons un peu de ce petit chevreau acheté à Mulhouse pour la popote des sous-officiers et que personne n’avait voulu tuer. Le chevreau a grandi ; au début nous l’avons nourri au lait en boîte ; il s’est vite habitué à manger toutes sortes d’aliments. Son éducation a été déplorable ; sans doute a-t-il eu trop de professeurs !! Il est devenu infect, ne faisait que des bêtises. C’est un mâle ; à Burs, c’est le caïd. Tout ce qui est vert lui est bon. Il rentre dans la salle pendant les bals, grimpe sur les tables pour manger les fleurs. Comble de malheur, c’est la saison des amours. De son corps se dégage une odeur qui n’a rien à voir avec le parfum de chez Chanel. C’est l’odeur du bouc dans touteson amplitude.

Quand nous avons quitté Burs, sa présence a été indésirable dans les wagons. Il a fait le voyage dans une vigie de serre-frein. En arrivant en gare de Strasbourg, un chemineau a ouvert la porte de la vigie et a failli tomber à la renverse, asphyxié par les fortes odeurs soudain libérées du petit habitacle.

Notre bouc nous a quittés en Haute-Saône. Je l’ai donné à un fermier qui avait hébergé nos moutons pendant quelques jours.

J’ai l’impression que les démobilisations se font un peu au hasard. Du jour au lendemain, on peut être démobilisé; Comme je n’ai, pour l’instant, pas de point de chute en France et que nous allons arriver dans la saison de l’hiver, je prends la décision de signer un réengagement de 6 mois ; de cette façon, je serai démobilisé le 31 janvier 46.

Chapitre 14
Le retour en France.

Le 19 septembre, l’escadron quitte Burs pour se rendre à Lons le Saulnier.

La population de Burs nous regrette ; nous allons être remplacés par une unité qui arrive de France. La mentalité n’est pas la même. Plus tard, nous apprendrons que ce n’est pas la joie !

Les habitants de Burs avaient la grande peur d’être occupés par l’armée russe.

Le voyage de Burs à Lons-le-Saulnier se passe sans histoire. Nous y arrivons à 14 h, le 21.

Après un défilé en ville, nous sommes hébergés à la caserne Michel et allons rester à Lons le Saulnier jusqu’au 27 octobre. C’est la vie decaserne, cela n’a rien d’agréable.

A Lons-le-Saulnier, la mentalité est un peu spéciale. D’après certains habitants, les hommes de l’escadron sont tous des « fils à papa ». La raison en est simple : nous sommes bien habillés, pli du pantalon impeccable, chemise bien repassée, souliers cirés, cheveux bien coupés. Sans doute que pour bien représenter l’armée de la France, il faut être débraillé, mal peigné, avoir des chaussures sales et pourquoi pas, un litre de rouge dans la poche ; c’est pénible d’entendre de telles réflexions !!

Un soir, nous sommes quelques copains à être attablés dans un café, l’un de nous est accompagné de son épouse. On entend cette réflexion venant des occupants d’une table voisine : « ils ont même des femmes avec eux » ; mon copain est allé les trouver pour les informer que cette femme était la sienne.

Le 27 octobre, nous quittons Lons-le-Saulnier pour nous rendre à Vienne, dans l’Isère.

Nous arrivons à Vienne le 28 à 4 h. C’est un peu la débandade ; il ne reste presque plus personne à l’escadron. Les libérations continuent depuis le mois de juillet, des mutations pour des régiments de chars et des départs pour l’Indochine.

J’ai une chambre d’hôtel dans le centre de Vienne ; c’est presque le néant, je laisse couler.

Début décembre, j’ai eu une permission pour aller me marier, avec l’autorisation de mon chef de corps et une enquête de la gendarmerie sur la moralité de ma future épouse. Je me marie le 8 décembre 45.

Avec deux copains, nous allons nous faire démobiliser à Limoges.

Les 10 et 11 janvier, le Régiment (ou ce qu’il en reste) fait route sur Marseille en vue de son embarquement pour l’Afrique du Nord.

La grande aventure est terminée. Il va falloir se réadapter à la vie civile ! Mutation assez difficile ! Ceux qui, comme moi, ont quitté la France depuis 5 ans vont avoir du mal à s’habituer à cette nouvelle situation.

Nous n’avons pas connu l’occupation mais nous sommes quand même restés près de cinq ans sans permission, plus de deux ans sans aucune nouvelle de nos familles (mauvaise note pour la Croix Rouge).

Nous n’avons jamais vu un soldat allemand en liberté ; nous n’avons jamais côtoyé un occupant dans la rue.

Ticket, marché noir, FFI, résistance et toutes les magouilles qui en ont découlé : nous, on ne connaît pas ! Nous arrivons après tout le monde ; les prisonniers sont rentrés depuis un certain temps ; la population allait le soir les attendre à la gare. Il en a été de même pour les STO et les survivants de la déportation.

Nous qui étions « planqués » en Afrique, nous arrivons après tous ces gens ; nous rentrons par la petite porte.

J’ai été démobilisé avec une tenue américaine que je dois rendre à la gendarmerie. Je dois m’estimer heureux car j’ai un copain qui est rentré chez lui avec une tenue de la Marine allemande. Il paraît même que de glorieux Marocains sont rentrés dans leur « Douar », habillés en bleu-horizon avec des bandes molletières !!!

Absent depuis cinq ans, je n’ai plus aucun vêtement civil.

Aussi, je me suis rendu à la Mairie d’Evron pour obtenir des bons de vêtements de travail. On m’a fait subir un interrogatoire :« Vous étiez prisonnier ?« Non.« Déporté ?« Non.« STO ?« Non.« FFI résistant ?« Non.« Qu’est ce que vous êtes ?« J’ai été mobilisé le 8 juin 40, je viens d’être démobilisé; j’ai fait toutes les campagnes. Je suis tout simplement ancien combattant ».

Le secrétaire me fit cette réponse curieuse et déconcertante : « pour vous, il n’y a rien de prévu ».

En 43, ma mère s’était vu refuser un bon de chaussures à la Mairie de St-Rémy-de-Sillé ; on lui avait fait cette réponse « quand on a un fils  déserteur, on n’a pas besoin de chaussures ».

Merci la France.

Je ne regrette rien quand même.

Evron – septembre 1995

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