TABOR

Préface du Général Guillaume

Pourquoi faire référence à un livre traitant des TABORS sur un site internet consacré, à priori, aux TIRAILLEURS ?

Parce que toutes les sections combattantes de ces régiments, appartenaient directement ou indirectement à la 4e D.M.M., ainsi elles se retrouvaient très souvent cote à cote ou se croisaient constamment. Lorsque les unes donnaient l’assaut, les autres étaient en attente de monter en ligne. La description des combats vaut aussi bien pour les uns que pour les autres. Les yeux des Tabors voyaient ce que voyaient ceux des Tirailleurs.

Jacques Augarde ne cherche pas à faire démonstration de stratégies ni de techniques militaires, il nous plonge dans la réalité du quotidien, une réalité passionnante mais tragique, celle de durs combats menés pour traquer et vaincre un ennemi extrêmement bien implanté dans le massif des Abruzzes en Italie. Lorsqu’un assaut se solde par un échec, il est répété le lendemain, ceci malgré le prix qu’il a fallu payer la veille en nombre de vies. Ces tentatives renouvelées n’entament en rien le courage ni l’acharnement des soldats.

Aussi, lorsque le haut commandement décide que ce sont les Américains qui entreront les premiers dans Rome, on en mesure l’impact sur le moral de ces hommes qui ont donné le maximum d’eux même et qui ont laissé sur le terrain tant de camarades.

Extrait 1 :

Cette ville, c’est Rome !

« Un matin, un de ces premiers matins de juin, du haut d’une colline, une plaine couverte de brouillard s’est offerte à nous dans le lointain. Elle n’est pas comme les autres, car elle porte un nom lourd de deux millénaires d’histoire. Cette plaine livrée à notre victoire, c’est la campagne romaine. Dans le rose du petit jour, sous le soleil qui déjà se lève, elle se dégage peu à peu permettant de deviner ses limites et de situer la ville des Césars. Nous voilà donc aux abords de celle que nous n’espérions jamais atteindre, avec nos berbères étonnés de notre silence, renouvelant le geste d’Hannibal venant d’Afrique à la tête de ses forces nubiennes. Au bout d’un moment, mon ordonnance s’approche de moi. Il m’interroge doucement :

– Ouach had medina ? (Quelle est cette ville ?)

– Rome !

Il répète ce nom, sans trop en saisir l’importance, et revient vers ses camarades. Duffieu et Berger m’ont rejoint. Ils sont comme moi, sans paroles. Nous n’osons même pas nous regarder. Tant d’efforts, accumulés pendant des jours et des jours pour avoir le droit de poser nos yeux sur ce coin de terre où chaque tertre, où chaque pierre évoque un souvenir. Petit à petit, les goumiers se sont groupés autour de nous. Duffieu leur explique :

– Cette ville, c’est Rome ! La capitale de l’Italie. Elle fut, il y a bien longtemps, celle de tous les roumis.

A l’ouest, des nuages de poussière entourent la voie Appienne, reconnue à la jumelle, grâce aux tombeaux et aux pins parasols, Les Américains foncent vers la ville. Nous suivons leur avance, à peine ralentie par de précaires destructions. Nous devons renoncer à entrer les premiers à Rome. Nous avons une petite pointe de regrets. Berger, après avoir scruté l’horizon, signale une autre colonne de blindés se dirigeant à vive allure vers la capitale. A qui sont ces chars ? Chacun émet une opinion. Le commandant vient sur notre promontoire, radieux. Il nous annonce :

– Ce sont ceux de la troisième division algérienne. »

Dans la dernière partie de son livre, après l’annonce de la fin des combats, Jacques Augarde, décrit avec une parfaite lucidité la brutalité de la transition qui attend ces hommes. Le passage d’un monde à l’autre, celui du danger de mort permanent dans lequel ils ont appris à survivre depuis plusieurs mois et la disparition des camarades de combats, vers la vie paisible du citoyen Français revenu à la vie civile. Ce passage peut s’avérer difficile voire déstabilisant pour certains ou carrément impossible pour d’autres.

Bien des années plus tard, après la guerre du Viet Nam, ou celle d’Afghanistan, on donnera un nom à ces troubles qui hantent les anciens combattants : « Le syndrome post-traumatique ».

 

Extrait 2 :

– Tu vois, mon vieux, tu as déjà une autre gueule… celle de tout le monde.

– Mon commandant, les hostilités cesseront cette nuit à une heure quarante. L’Allemagne a capitulé sans conditions…

Nous nous levons tous ensemble, tous ensemble pour la dernière fois, non, tous ensemble pour la première fois, car pour la première fois nous pouvons aller fouiller au fond de nous-mêmes et il n’en est pas un, à cette heure, qui juge nécessaire de comparer la vie des autres à la sienne. Nous nous levons sans réfléchir, comme s’il était utile de faire quelque chose, sans savoir exactement pourquoi nous accomplissons ce geste et sans comprendre ce qu’il peut représenter. Nous avons tous les yeux baissés. Personne ne sait que dire. D’ailleurs, personne n’a envie de dire quelque chose.

Une voix crie en moi : « C’est la victoire, c’est la paix, réjouis toi», et je ne peux pas me réjouir. Une voix me commande: « Songe à tes morts» et je ne peux pas penser à eux. C’est la paix, cette paix espérée et désirée nous apparaît avec un cortège immense de difficultés nouvelles. Pendant des mois, on n’avait pas pensé à l’avenir. Demain était un mot rayé de notre existence Et, maintenant, la vie changeait, il allait falloir prévoir, s’organiser.

Non, la paix telle qu’elle nous arrive n’est pas celle que nous avions prévue. j’ai l’impression d’un grand changement, que tout ce qui a été fait pendant des mois devient inutile par rapport à ce qui se produira plus tard. J’éprouve la sensation d’un vide immense, de portes gigantesques subitement ouvertes et, derrière ces portes, je ne vois rien, absolument rien, même pas d’horizon. Je ne peux définir ce que l’annonce de la paix provoque en moi. La seule chose que je peux dire, c’est qu’elle ne m’apporte pas de joie. Et voilà que nous pensons à nos morts, instinctivement, parce que l’on a déjà fini le tour de soi-même, à ceux qui ont été tués sur le coup, d’une balle ou d’un éclat qui auraient pu passer à côté d’eux sans les atteindre, et nous discutons comme si nous pouvions demander à la mort de nous les rendre, parce qu’il semble que nous n’avons fait que les lui prêter.

( Le Commandant ) ne lève pas les yeux et frappe un lourd cendrier de céramique vert du fourneau de sa pipe. L’un après l’autre, nous sortons. Berger franchit devant moi la porte, discrètement. Il est lointain. Avant de le suivre ‘dans la nuit; je me retourne, mets mon calot et salue. Le commandant m’a regardé un instant pour me faire entendre qu’il a compris.

  • Pourquoi as … tu salué aussi réglementairement ?
  • Berger, je leur disais adieu, .. Je ne suis plus des leurs.
  • Moi non plus, c’est vrai … Avec qui suis-je ?
  • Avec ceux qui peuvent se dire: « Mon plus proche compagnon ne s’appelle plus la mort.» .
  • Tu vois, mon vieux, tu as déjà une autre gueule …
  • Et toi aussi… celle de tout le monde !